« Mamadou et Bineta » ou la stratégie anti-nègre des cahiers pédagogiques coloniaux

mamadou et bineta 1Durant la période coloniale, l’apprentissage de la langue française aux élèves des pays d’Afrique Noire Francophone  passait forcément par cette célèbre collection de livres éducatifs d’André Davesne, dont les éditions datant de 1950 étaient encore utilisées plus d’une décennie après les indépendances des pays africains (1960-1975), et sont aujourd’hui encore proposées dans certaines écoles d’Afrique de l’Ouest, malgré tous les développements pédagogiques des cinquante dernières années. Si ces cahiers pédagogiques réfléchis spécialement pour répondre aux besoins des petits africains, d’après une logique de « mission civilisatrice », ont fondamentalement édifié les premières élites africaines, nous verrons que le but premier n’était en rien d’offrir aux Noirs un avenir radieux au sein d’une élite blanche, mais un enseignement du français à visée utilitaire, dans le but de mieux insérer l’élève africain dans son milieu et dans sa future profession. Il s’agissait en réalité de préparer ces derniers à servir les intérêts coloniaux à travers des postes précis. Et en effet, la colonisation territoriale se traduira, de la part de chacun des Etats européens, par la volonté d’instaurer un système politique et un dispositif administratif efficace, dans lesquels les Noirs devaient obligatoirement jouer un rôle. Voilà pourquoi naissait cette nécessité de former les petits noirs selon une stratégie bien pensée.

Dès la moitié du 19ème siècle, les Européens témoignent d’un intérêt croissant pour les langues et les littératures orales africaines. Ainsi, les missionnaires, les agents de l’administration, les linguistes et les ethnologues vont s’atteler à étudier les populations africaines en profondeur. Durant la traite négrière, les Occidentaux avaient manifesté un mépris et un désintérêt notoire à l’endroit du Noir et de ses traditions, préférant se concentrer sur la phase de conquête. Toutefois, avec la nouvelle forme de domination que constituera la colonisation, va naître une notion fondamentale: « mieux connaître pour mieux dominer ». Chaque état européen se devait de maîtriser sa colonie à la lettre, et c’est dans cette perspective que naîtra la nécessité de produire une connaissance de l’Afrique, à première vue scientifique, mais en réalité pragmatique et stratégique. Des ouvrages sur le continent noir, sur son histoire, sa géographie, ses populations, ses sociétés, ses langues, etc… seront alors publiés, et une importance capitale sera accordée à la littérature orale africaine. On ne manquera pas de faire participer les Noirs à ce travail de longue haleine, car qui mieux que le Noir peut parler de l’Afrique noire. Mais attention, si le Noir est autorisé à coucher sur papier les richesses de la tradition orale africaine, les éditeurs et les préfaciers de ces ouvrages sont des Européens, de qui les auteurs bénéficient d’une reconnaissance mais aussi d’une subordination.

mamadou et bineta 3Pour les colonisateurs, la notion du « Mieux connaître pour mieux dominer » sera indispensable à la création des cahiers pédagogiques tels Mamadou et Bineta, car les objectifs seront de former un groupe social qui occupera une place intermédiaire entre la masse africaine et le monde européen. Ces cahiers serviront à former des exécutants subalternes et des fonctionnaires qui travailleront au bon déroulement du système politique et administratif en place dans les colonies. D’ailleurs, un accent sera placé sur la formation professionnelle et non générale. Cette exigence de connaître l’Africain, son mode de vie, ses traditions et sa culture, dissimule une réalité bien plus perverse et complexe. Pour tenter de la comprendre, lisons Georges Hardy, qui fut l’un des pionniers de l’enseignement en AOF et qui explique la fonction de l’école coloniale dans son ouvrage « Une conquête morale »  :

Nous nous efforçons de l’apparenter de plus en plus étroitement aux intentions essentielles de notre œuvre coloniale, de l’enraciner en pleine terre de réalité, de faire de son enseignement tout entier une préparation aux modes d’existence qui nous paraissent désirables pour les indigènes.

De quelle « réalité » s’agit-il? Celle de la tradition africaine. Car pour  le colonisateur, l’élève ne doit pas être coupé totalement de son africanité, ce qui doit lui servir à se rappeler qu’il ne vient pas d’un milieu civilisé et ne peut accéder entièrement à la civilisation du Blanc, bien que ce dernier la lui offre sur un plateau. Voilà pourquoi il va insérer dans l’esprit des élèves noirs, comme des instituteurs, l’image d’une Afrique rurale, et voilà pourquoi les lectures proposées par les manuels scolaires des petits africains sont marqués par une volonté d’africaniser les contenus. Cette tâche minutieuse n’était pas simple. Le Noir, naïf, pouvait y voir une volonté d’assimilation de la part du Blanc qui, en lui offrant le savoir et la civilisation, ne le coupait pas totalement de ses racines et de sa réalité. Mais en vérité, une sélection bien réfléchie était opérée quant à cette africanité, car tout devait correspondre aux intérêts du Blanc.

Cette africanité, le colonisateur l’avait acquis grâce à ses recherches sur les traditions africaines et la littérature orale. Ainsi, Davesne et Gouin, auteurs de la célèbre série de manuels, Mamadou et Binéta, diront clairement:

Rien n’est plus pénible qu’une récitation chantonnante dépourvue de vie et d’expression. Pour lutter contre la manie scolaire -si fréquente- de la lecture et de la récitation monotone, il est un procédé qui nous a donné des résultats remarquables et que nous croyons devoir signaler à titre documentaire. Nous faisions venir en classe un conteur africain qui, dans le dialecte local, racontait aux enfants avec sa mimique habituelle –si merveilleusement expressive– une fable du pays aussi vivante que possible. Les élèves redisaient la même fable avec les même gestes, les mêmes intonations ; puis ils la lisaient ou la récitaient dans sa traduction française. Ils introduisaient alors aisément dans cette lecture ou cette récitation l’entrain, la malice, le ‘sens du théâtre’ qui leur sont naturels. (Davesne et Gouin, 1952 : 4).

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Outre ce besoin de maintenir l’africanité dans la pédagogie apportée aux élèvès noirs, on comprend par ce passage que les instituteurs africains étaient vivement invités à recueillir des coutumes et des contes qu’ils présentaient souvent dans la langue locale avec une traduction française.

Cependant, force est de constater que même en ayant tenté de priver le Noir d’atteindre un certain niveau de savoir, dans un domaine tel que la poésie par exemple, le noir a excellé dans son utilisation de la langue française, qui au départ devait être enseignée uniquement dans un but utilitaire. Lisons la pensée de Georges Hardy, et voyons à quoi il se heurte, dans son ouvrage « Une conquête morale« :

Pour les grands élèves, nous ne nous soucions pas de les initier aux beautés de notre littérature classique, dont l’intelligence suppose en même temps qu’un grand nombre de connaissances accessoires lentement acquises, un sens certain de la langue française ; nous préférons les voir lire du Jules Verne ou du Labiche, ce qui, du reste, leur plaît infiniment et les garde d’une grandiloquence peu désirable. […]. En composition française, nous exigeons avant tout des phrases courtes, exactes, des précisions justes, et nous luttons férocement contre l’abus des images, l’amphigourisme, l’enflure et les mots qui ne veulent rien dire. Les sujets de devoir sont empruntés à des circonstances locales ; ils obligent à observer, à regarder de près, et ne favorisent nullement les belles envolées. Nous réservons une large place aussi aux lettres d’affaires, aux comptes rendus, aux rapports. Tout cela ne développe pas l’imagination littéraire de nos élèves, mais elle n’a que trop de tendances à se développer sans nous. […]. On trouvera certainement que cet enseignement manque d’ampleur et qu’il sacrifie une bonne part de son charme. Mais il ne faut pas oublier que les défauts d’esprit que nous devons combattre ont, durant des siècles, maintenu dans un abîme de sauvagerie des races qui, par ailleurs, ne sont dénuées ni d’intelligence ni de qualités morales. Un enseignement à tendances purement littéraires donnerait à ces défauts un nouvel aliment, il griserait les élèves comme une musique, il leur ferait perdre de vue le reste de notre programme, dont l’utilité est notoirement supérieure. (Hardy, 1917 : 193-194).

L’esthétique ne devait pas être enseigné au Noir, d’ailleurs les colonisateurs pensaient qu’il était incapable de la comprendre, or le génie poétique d’un Senghor a certainement dû donner la chair de poule à certains académiciens français! Il suffit de lire « Masque Nègre », histoire d’y croire…

Par Natou Pedro Sakombi: 

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