Esclavage moderne ou servitude volontaire de l’Africain

A la lumière des travaux de Léon Tolstoï

tolstoiA l’utilisation du terme « esclavage moderne », certains penseurs recommandent celui d’« esclavage contemporain » afin de ne pas faire d’amalgame avec le pamphlet de l’écrivain russe Lev Nikolaïevitch Tolstoï, plus connu sous le nom de Léon Tolstoï (1828-1910). Or, en tenant compte du fait que la plus grande œuvre de l’auteur, à savoir le roman « Guerre et Paix » ( écrit en 1869) qu’il mettra près de dix années à écrire et qui brosse le portrait historique et réaliste de toutes les classes sociales lors de l’invasion de la Russie par les troupes de Napoléon, en 1812, nous offre une étude complexe de la vie sociale ainsi qu’une analyse pointue de la psychologie humaine occidentale, nous comprenons qu’il est utile que nous nous intéressions de plus près à ses travaux. Car à travers ces derniers, l’auteur russe nous renseigne également sur l’histoire et la violence dans la vie humaine des les sociétés occidentales de son époque, qui prônaient les vertus du capitalisme et du libéralisme dans un paysage industriel naissant. Et en effet, notre intérêt pour les œuvres de Tolstoï se trouve dans sa manière de refléter, à travers ses analyses politiques et sociétales, les projets des états européens pour leurs territoires, mais aussi pour leurs colonies, dont ils souhaitaient extraire les richesses le plus efficacement possible. Et si nous souhaitons réellement comprendre le projet de l’Oligarchie occidentale pour le continent le plus riche du monde qui est l’Afrique à cette période de l’histoire, c’est parce qu’il nous est primordial de cerner les fondements de ses sociétés qui ont eu et continuent à avoir des influences considérables dans les sociétés africaines.

Nous nous intéresseront plus principalement à son ouvrage « Esclavage Moderne », qu’il écrit en 1900, et dans lequel il propose le recours à la non-violence face à la violence organisée des gouvernements (d’ailleurs Gandhi s’inspirera de son idée de « résistance passive »), le détachement de la société civile de l’état, la valorisation du monde rural, une critique de la société industrielle et des effets néfastes du progrès. Il expose l’idée que le capitalisme, libéral ou d’État (socialisme d’État), ne résoudra pas les problèmes des ouvriers et autres travailleurs, qui sont, selon lui, traités au même titre que des esclaves. Ses idées dans « Esclavage Moderne » peuvent être résumées dans cette citation de lui-même : « La cause de la malheureuse condition des ouvriers est l’esclavage. La cause de l’esclavage est l’existence des lois. Or les lois s’appuient sur la violence organisée ».

En effet, Tolstoï voulait libérer l’individu de l’esclavage physique mais aussi mental. En 1856, il va offrir ses terres aux serfs, mais ceux-ci refusent en pensant qu’il va les escroquer. Il se posera donc sans cesse cette question : « Pourquoi, mais pourquoi donc, ne veulent-ils pas la liberté ? ».

Il est très étonnant d’observer de quelle manière les idées de Tolstoï, qui dépeignent la philosophie et la politique occidentale, font écho dans les sociétés africaines modernes. Et afin de dégager ces évidences, nous analyserons, à travers six idées fondamentales qui constituent en partie cette notion d’esclavage moderne dont parle l’écrivain russe, les éléments permettant de créer un parallèle avec les réalités des sociétés africaines actuelles.

  • La religion et la création des classes : parallèle avec l’endoctrinement colonial en Afrique

Tolstoï fait une attaque violente du progrès qu’il considère comme étant la cause majeure de la décadence des sociétés occidentales. Et l’arme par excellence que les états européens utilisent aussi bien sur leurs territoires que dans les colonies, c’ est la religion. Il critique ainsi la chrétienté, qui a, selon lui, posé dès le Moyen Âge l’idée d’une pauvreté nécessaire pour les travailleurs (les serfs) et de la jouissance des autres (les seigneurs). Le progrès est donc une nouvelle religion, au même titre que le catholicisme, qui permet une acceptation de l’ordre social. N’est-ce pas l’endoctrinement, notamment à travers les béatitudes, que les oppresseurs utilisèrent pour manipuler les populations autochtones d’Afrique afin de les réduire en esclavage ou les coloniser ? « Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est à eux ; Heureux les affligés, car ils seront consolés ; Heureux les doux, car ils posséderont la terre ; Heureux les affamés et assoiffés de la justice, car ils seront rassasiés ; Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde ; Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu ; Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu ; Heureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des Cieux est à eux ; Heureux êtes-vous quand on vous insultera, qu’on vous persécutera, et qu’on dira faussement contre vous toute sorte d’infamie à cause de moi. »

  • Critique du socialisme : parallèle avec le socialisme occidental introduit en Afrique

Tolstoï critiquera les idées socialistes de l’époque en faisant une nouvelle comparaison avec le pouvoir de l’Église qui approuve l’idée de la coexistence de deux classes, une inférieure, l’autre supérieure, avec pour motivation l’idée d’un futur meilleur qui passe par la socialisation des moyens de production, servant de justification pour la classe privilégiée. C’est l’acceptation de l’ordre social. Et la science du progrès se charge donc de répondre : les ouvriers et autres travailleurs doivent se regrouper en société de coopération et doivent lutter par des grèves et la participation au pouvoir. Ils doivent faire pression pour obtenir des améliorations.

Or nous constatons que l’idée de deux classes qui se confrontent n’est pas inexistante en Afrique, et prend carrément de l’ampleur durant la période de la colonisation. La nécessité de la création parmi les colonisés d’une classe supérieure dite d’ « évolués » comme ce fut le cas dans le Congo Belge, entrait par exemple dans cette logique. Les indigènes vont peu à peu aspirer à cette nouvelle classe d’élite intellectuelle proche du colonisateur et ne vont pas hésiter à quitter le monde rural au profit du monde urbain, dit « civilisé ». Le Congo ne sera pas une exception, car c’est cette même situation que connaîtront les pays africains colonisés. Forcément, à ceux qui n’auront pas la possibilité d’accéder à cette classe d’intellectuels et qui occuperont des fonctions d’ouvriers et de subalternes dans les colonies, on laissera la possibilité de se constituer en syndicats. Ainsi, l’apparition du syndicalisme en Afrique sera liée aux formes d’exploitation de la force de travail dans les colonies. Entre 1900 et 1946, en l’espace de moins d’un demi-siècle, le système colonial réussira à détruire le système de l’économie domestique avec pour conséquences la dégradation progressive des revenus dans le milieu rural, ainsi que l’accélération, à différents rythmes, des flux et reflux migratoires des travailleurs vers les villes telles que Dakar, Abidjan, Conakry, Bamako, Ouagadougou ou Léopoldville. Les Africains réagissent d’abord aux piètres conditions de travail sur les divers chantiers, dans les plantations et dans les zones urbaines, par des actes individuels, notamment par la désertion. Puis par une riposte de plus en plus collective sur les lieux de travail pour aboutir à un cadre organisé, même si le mouvement social est encore éclaté entre les travailleurs ayant des statuts divers : Européens ou Africains, titulaires, auxiliaires ou journaliers. Aussi, on peut clairement affirmer que les syndicats en Afrique, constituée de 1895 à 1959, sont apparus grâce à la solidarité ouvrière métropolitaine car le mouvement syndical africain s’est développé sous la double pression des organismes internationaux et (surtout) des syndicats métropolitains plus ou moins alliés aux partis politiques. Les syndicats finiront par se révéler être à la fois une force de revendication corporatiste et une force politique engagée dans la lutte pour les indépendances nationales.

Tolstoï caractérise cette doctrine socialiste comme étant un « aveu d’ignorance ». Selon lui, les travailleurs possèdent eux-mêmes des moyens de production mais ils les abandonnent lors de l’exode rural. C’est donc une critique du capitalisme qui pousse les gens à désirer plus qu’ils n’ont, tout en sacrifiant ce qu’ils ont, critique qui apparaît dans l’idée de décroissance, en particulier chez la pensée Taoïste, avec l’œuvre de Lao Tseu, le Tao Tö King. Ainsi, le désir d’avoir plus n’est qu’une aliénation qui détourne de la réalité. On peut y voir aussi un éloge de la simplicité volontaire :

« Car pour le bonheur de leur vie, il importe fort peu qu’ils puissent se payer des fantaisies luxueuses : montres, mouchoirs de soie, tabac, eau-de-vie, viande, bière, mais seulement qu’ils recouvrent enfin la santé, la moralité et surtout la liberté ».

C’est l’amour du loisir et du luxe qui vient donc faire accepter les conditions de travail selon l’auteur russe. Il déplore ensuite la débauche que provoque ce loisir, l’alcoolisme en particulier, qui fait disparaître ce que Tolstoï appelle des « valeurs sûres », qui sont selon lui « la vie de famille, et le travail de la terre, le seul raisonnable ». Cela ne nous rappelle-t-il pas l’abandon des Africains de leurs valeurs pour adopter les valeurs exogènes ?  Tolstoï rejoint ainsi l’idée de Karl Marx sur le déracinement des paysans. D’après lui, le socialisme ne sert que l’intérêt de ce capitalisme, tentant de faire oublier cette « vie simple ». Il critique aussi l’opinion public de l’époque qui véhicule une image positive de l’exode rural. De plus, cette classe dominante serait actrice de cette socialisation promise en qualité de « dessinateurs, de savants, d’artistes », le prolétariat sera toujours dans cette révolution condamné au bas métier dans l’industrie, que la science se chargera de rendre plus agréable, par des améliorations qualitatives de celui-ci mais aussi par la création de nouveaux besoins, les loisirs construits de toutes pièces, qui provoquera l’abandon d’une vie simple et centrée sur le « réel ». Tolstoï se pose donc comme un véritable critique de la pensée progressiste sociale, ne servant selon lui que les intérêts de la société industrielle.

  • Classe intermédiaire, esclave et maître : parallèle avec le « nouveau riche » africain

D’après Tolstoï, le travailleur moderne vit dans de meilleurs conditions physiques que dans le cas du servage, et une classe intermédiaire « à la fois esclaves et maîtres » voit le jour. Il affirme que l’esclavage existe toujours, sans que ses contemporains en aient conscience, de par l’action des intellectuels qui expliquent que la situation des ouvriers est nécessaire, et surtout grâce à l’acceptation historique que le phénomène de l’esclavage est aboli depuis la fin de la traite négrière aux États-Unis. Le concept est alors juste une histoire de définition, l’argent vient supprimer l’ancien modèle de l’esclavage, ou du servage, pour en créer un autre. Il profite pour donner des exemples : l’abolition de l’esclavage en Russie fut fait après que la classe dominante est pris possession de toutes les terres, que l’on céda ensuite aux paysans au prix de lourdes dettes : l’argent vient donc remplacer les anciens liens de servitude. Il cite ensuite l’exemple de l’Allemagne, où une série de réformes visant à imposer les ouvriers se fait après que la grande partie de la population fut privée de biens. Il dira :

« On ne laisse tomber un instrument de servitude que lorsqu’un autre fait déjà son œuvre ».

Si l’on prend le cas de l’Afrique, à la lumière de cette analyse pertinente de Tolstoï, l’ « engagisme », qui fut un mode de recrutement pratiqué entre 1850 et 1930 visant à remplacer les esclaves affranchis par des travailleurs sous contrat, prend tout son sens. Etant donné que le colonisateur a besoin de main-d’œuvre pour ses plantations et ses chantiers, il y fait travailler une population qui a gardé la maîtrise de la terre. Cette dernière peut accéder à une certaine autonomie financière, voire s’offrir les services d’autres travailleurs, il se sent donc lui-même « maître ». Bien évidemment, c’est un leurre, car au grand jamais le colonisateur apprend au colonisé la gestion de postes à responsabilité par exemple, il reste avant tout un travailleur pour la colonie. Et quand l’indigène est en mesure de trouver sa subsistance dans les cultures vivrières sans aller travailler pour le colonisateur, on parle de la « paresse invétérée de l’indigène ».

  • Critique de la loi

Tolstoï émettra également une critique globale sur la notion de droit, qui est selon sa définition une forme d’aliénation : « les savants nous disent que la loi est l’expression de la volonté du peuple ». Pour l’auteur, la loi n’est autre qu’un moyen pour la caste dominante de recourir à la violence en cas de refus de son autorité. Ainsi, la loi permet le maintien de l’ordre social en priorisant la raison du plus fort. Cependant, celle-ci répond à la violence par la violence, et c’est que Tolstoï appelle la « Violence organisée » (la police, la prison… toute institution qui représente l’ordre).

Le cas des mesures juridiques prises en Afrique du Sud pour maintenir l’apartheid illustre bien cette notion de « violence organisée » dont parle Tolstoï. Les prisonniers politiques qui peuplent Robben Island durant cette période en sont les exemples vivants.

  • Critique du gouvernement

L’auteur s’interroge ensuite sur la nécessité d’un gouvernement dont l’existence est en général soutenue par la classe dominante. Cette dernière, forte de sa position confortable dans le système, clame que sans celui-ci « ce sera le chaos, l’anarchie, la perte de tous les résultats de la civilisation, le retour des hommes à la barbarie primitive ». ce qui s’étend par conséquent aux classes prolétariennes. Il tente ensuite une attaque de la vision manichéenne : l’anarchie serait le règne des « méchants » et l’asservissement celui des «bons ». Tolstoï va également noter un élément important : l’usage constant chez les intellectuels de son époque du mot « barbarie », notamment pour évoquer les conditions des basses classes. S’il faut faire un parallèle de cette réalité avec les sociétés africaines modernes, n’a-t-on pas coutume de penser que les « barbares », à l’opposé des « civilisés » sont les gens du petit peuple ? Ceux qui constituent l’élite, les intellectuels, les évolués et leurs enfants ne seront que rarement considérés comme des « barbares ». Ce sont eux, qui en général, ne contestent pas le gouvernement en place et prônent pour un respect total de ce dernier et de ses lois.

Aussi, Tolstoï accuse les gouvernements de son époque de jouer un double-jeu afin de conquérir les nations étrangères et leurs ressources, afin de « faire passer toute la terre aux mains des compagnies, des banquiers, des richards, de tous ceux qui ne travaillent pas ». On peut y voir une critique du patriotisme et du nationalisme. N’est-ce pas là la politique des pays occidentaux à l’égard des pays africains de nos jours ?

  • S’émanciper du gouvernement : la responsabilité de la société civile en Afrique

A son époque, Léon Tolstoï propose la création d’un mouvement autonome, sans l’appui des gouvernements : la population peut donc s’organiser seule, en particulier les communautés paysannes loin du pouvoir centralisé, en se basant sur « la coutume, l’opinion public, le sentiment de la justice et de la solidarité sociale ». Le peuple s’opposerait donc aux riches et aux gouvernements, qui n’ont aucune morale et qui utilisent la violence organisée comme arme, et étendent leur manque de moralité et de sens de la justice vers les classes pauvres qui ne s’uniraient plus, ne posséderaient plus de conscience de classe. Il dira :

« Si les hommes sont raisonnables, leurs rapports doivent être fondés sur la raison et non sur la violence de ceux d’entre eux qui se sont, par rencontre, emparés du pouvoir. »

Nous ne pouvons pas douter de l’efficacité de cette proposition de l’auteur russe, surtout lorsque l’on considère la manière dont la société civile africaine s’est organisée pour faire bouger l’ordre des choses dans ses sociétés, à travers les récents événements de l’actualité africaine.

Et si l’on peut critiquer les changements de gouvernements en Afrique par les faits des coups d’états, nous comprenons pourquoi Tolstoï explique que remplacer un gouvernement par un autre en usant de la violence ne serait que remettre en place une autre dictature. Les solutions proposées par les socialistes, puisqu’elles se basent sur l’utilisation de la violence organisée, ne sont qu’une forme nouvelle de l’esclavage. Mais alors, quelles solutions reste-il ? Tolstoï propose l’idée qu’il faut abolir la violence :

« essayer de détruire la violence par la violence, c’est vouloir éteindre le feu par le feu, inonder un pays pour refluer les eaux d’un fleuve qui déborde, c’est creuser un trou dans le sol pour avoir de la terre afin d’en combler un autre ».

Il fait l’éloge du pacifisme en utilisant l’exemple de la colonisation des Amériques, ou les colons avait un intérêt personnel à marcher contre d’autre d’hommes afin de s’accaparer les richesses pour eux-mêmes alors que la colonisation de l’Afrique se fait contre d’autre hommes mais pour l’intérêt des gouvernements. L’organisation étatique permet donc de déresponsabiliser les hommes, d’organiser une division du travail au sein même de l’organisation sociale. La liberté est donc inaccessible, car l’homme soumis au gouvernement depuis sa naissance, n’a même pas l’idée de ce que pourrait être celle-ci.

En d’autres mots, pour Tolstoï, la solution serait le pouvoir au peuple. Il nous rappelle que la discipline est l’arme des gouvernements. Elle est caractérisée par le patriotisme :

« ce n’est pas sans raison que les empereurs, les rois, les présidents font si grand prix de la discipline, s’effrayent chaque fois qu’elle a été violée, et attachent une importance considérable aux revues, manœuvres, aux parades, aux défilés et à toutes les sottises du même genre »

et par l’éducation, qu’il résume par

«  une éducation pseudo-religieuse et patriotique ».

La seule solution serait de dénoncer ce mensonge officiel, que la haine des peuples n’est dûe qu’au nationalisme, que les gouvernements utilise comme argument pour justifier la défense nationale, ce que Tolstoï appelle plus simplement, la guerre. Nous y voyons ici un appel au panafricanisme comme voie de sortie des états africains.

Et lorsque l’écrivain russe exprime son regret face à l’importance des liens de dépendances entre peuples et gouvernements, nous y voyons logiquement la dépendance du peuple africain aux gouvernements, ces derniers étant eux-mêmes dépendants des états occidentaux.

Natou Pedro Sakombi 

 

Sources:

  • Léon Tolstoï, L’Esclavage moderne, le pas de côté, Vierzon, 2012, 112 pages.
  • 1996 – 2018 Histoire coloniale et postcoloniale,

    Elikia M’Bokolo : « le travail forcé, c’est de l’esclavage », samedi 15 décembre 2007

  • Babacar Fall: « Le mouvement syndical en Afrique occidentale francophone, De la tutelle des centrales métropolitaines à celle des partis nationaux uniques, ou la difficile quête d’une personnalité (1900-1968) »Faculté des Sciences et Technologies de l’Éducation et de la Formation, Université Cheikh Anta Diop de Dakar.

Méfions-nous de l’Africanisme: science créée pour l’Africain contre l’Africain

canisme2C’est au XVe siècle que les Européens commencèrent à prendre contact avec les régions côtières de l’Afrique subsaharienne et à produire des œuvres littéraires qui vont notamment servir de sources pour les historiens modernes. Toutefois, ces auteurs n’avaient nullement l’intention, du moins pas immédiatement, de rédiger des ouvrages d’histoire de l’Afrique, car leur but essentiel était de décrire la situation contemporaine du continent pour des besoins personnels. En effet, à cette époque, la tendance maîtresse de la culture européenne méprisait les autres civilisations, et principalement les sociétés africaines qui n’avaient, selon eux, pas d’histoire digne d’être étudiée. Plus tard, avec la colonisation, les penseurs européens prônant les idées hégéliennes, soutenues par celles de Darwin, désigneront les sciences humaines et naturelles telles que l’anthropologie, la linguistique ou l’ethnologie, dont les méthodologies non historiques permettent d’étudier et d’évaluer les cultures et les sociétés des peuples  dits « primitifs » et « inférieurs » aux Européens, comme étant les plus appropriées pour parler des Africains . Ces sciences humaines et naturelles deviendront les piliers d’une nouvelle science fabriquée spécialement pour étudier l’Afrique: l’africanisme. Et lorsqu’au début du 20ème siècle, l’histoire devient une science fondée uniquement sur l’analyse rigoureuse des sources originales et principalement écrites, l’Afrique, qui selon la pensée occidentale est une civilisation de l’oralité, n’aura pas droit à une histoire écrite. C’est ainsi qu’A. P. Newton, fondateur du Royal Anthropological Institute déclarera: « L’Afrique n’a pas d’histoire avant l’arrivée des Européens. L’histoire commence quand l’homme se met à écrire ». Aujourd’hui, peut-on dire que l’Afrique possède réellement une histoire écrite? Si oui, par qui est-elle écrite et sur base de quelles sciences principalement? Aussi, comment l’Africain aura t-il réussi ou non à s’imposer dans un paradigme universitaire institué et typiquement eurocentrique afin d’écrire ou de ré-écrire son histoire?

Les régions de l’Afrique qui attireront particulièrement l’attention des Européens au XVème siècle seront les côtes guinéennes de l’Afrique occidentale, la région du Bas-Zaïre et de l’Angola, la vallée du Zambèze et ses hautes terres voisines, et l’Ethiopie (ils  pénétreront activement à l’intérieur de ces terres au cours des XVIe et XVIIe siècles). Cependant, si les écrits émanant de ces conquêtes purent servir de bases historiques,  il faut savoir qu’il n’a jamais été question pour les Européens d’écrire une histoire de l’Afrique. Et ce fut également le cas des écrivains antérieurs au XVème siècle, à savoir:

  • les auteurs grecs classiques tels qu’Hérodote, Manéthon, Pline l’Ancien, Strabon, Tacite qui finalement ne nous racontent que de rares voyages ou raids à travers le Sahara, ou des voyages maritimes tentés le long de la côte atlantique
  • les arabes, qui commerçaient avec la partie occidentale de l’océan Indien tels qu’ al-Mas‘ūdī , al-Bakrī , al-Idrīsī  Ibn Baṭṭūṭa (1304 -1369) ou Hassan Ibn Mohammad al-Wuzza’n (connu en Europe sous le nom de Léon l’Africain ), une exception pouvant être soulignée pour Ibn Khaldūn qui écrira sur l’histoire du Royaume du Mali )

Cette mentalité était appuyée par les courants de pensée européens issus de la Renaissance (courant d’ailleurs nés en Europe grâce à l’avènement des Maures; lire l’article « Comprendre la suprématie occidentale et le « négationnisme noir » à travers la pensée historique européenne » dans ce blog), du siècle des Lumières, et de la révolution scientifique et industrielle alors en plein essor.

canisme3

Or, comme l’aura si bien dit Théophile Obenga:

« Les Grecs n’ont rien inventé, même pas l’écriture!« .

canisme4
Cheikh Anta Diop

Pourtant la logique occidentale veut que l’histoire soit née en Ionie et que toutes les connaissances proviennent d’un héritage gréco-romain unique. Mais ctte idée va être savamment déconstruite par des scientifiques africains tels que Cheikh Anta Diop ou Théophile Obenga, qui apporteront la preuve que les penseurs grecs ont puisé toute leur connaissance du berceau égypto-nubien. Et en effet, c’est durant leur voyage en Egypte que les penseurs et savants grecs tels que Thalès, Pythagore, Platon, Archimède et bien d’autres, recevront les éléments de connaissance qui permirent l’élaboration de leurs célèbres travaux. C’est donc de façon malhonnête que les intellectuels européens se persuadèrent que les desseins, les connaissances, la puissance, et la richesse de leur société étaient prépondérants, que leur civilisation prévalait sur toutes les autres et que l’histoire des autres sociétés était sans importance. Notez que cette attitude était surtout adoptée, et de manière violente, à l’encontre de l’Afrique.

Pour citer des exemples concrets:

  • Hegel définira cette position très explicitement dans sa Philosophie de l’Histoire où il dira:

« L’Afrique n’est pas un continent historique ; elle ne montre ni changement ni développement. » Les peuples noirs « sont incapables de se développer et de recevoir une éducation. Tels nous les voyons aujourd’hui, tels ils ont toujours été ».

  • En 1793, le responsable de la publication du livre de Dalzel jugera nécessaire de justifier la parution d’ « Une histoire du Dahomey » en prenant nettement la même position qu’Hegel et en disant:

« Pour arriver à une juste connaissance de la nature humaine, il est absolument nécessaire de se frayer un chemin à travers l’histoire des nations les plus grossières».

MAIS il est utile de rappeler les déclarations du Comte de Volney après la campagne d’Egypte de Napoléon:

« dire que ce peuple aujourdhui notre esclave et l’objet de notre mépris est celui à qui nous devons nos arts et nos sciences, et JUSQU’A L’USAGE DE LA PAROLE ». On grognait dans des grottes quand les africains nous ont trouvé, en nous affranchissant par le savoir ils ont fait de nous, les slaves (esclaves), des francs(hommes libres)”

canisme5

C’est à la fin du XVIIIe siècle, lorsque la controverse commençait à devenir sérieuse au sujet de la traite des esclaves, principal élément des relations entre l’Europe et l’Afrique subsaharienne depuis au moins cent cinquante ans, que des commerçants européens tels que Dalzel et Norris, riches de leur expérience du commerce des esclaves au Dahomey, ou encore Benezet, firent œuvre d’historiens et se mirent à écrire sur l’Afrique. Mais il fallait que leurs ouvrages réussissent à toucher un public désintéressé par l’histoire africaine, voilà pourquoi la polémique en vogue autour de la traite et de son abolition sera la thématique principale de leurs ouvrages.

Et c’est seulement aujourd’hui, après qu’une bonne partie de l’histoire de l’Afrique occidentale ait été reconstituée, que certains historiens, et surtout des africanistes, prétendent que ces sources sont des bases historiques importantes.

Plus tard, afin de justifier la colonisation, les Européens brandirent les idées hégéliennes, renforcées par une application des principes de Darwin, ce qui donnera l’apparition d’une nouvelle science, l’anthropologie, qui est une méthode non historique d’étudier et d’évaluer les cultures et les sociétés des peuples « primitifs », à savoir, ceux qui n’avaient  «pas d’histoire digne d’être étudiée », qui étaient « inférieurs » aux Européens, et qu’on pouvait commodément distinguer par la pigmentation de leur peau. Le plus grand centre européen de cette étude anthropologique qui étudiera notamment la question africaine sera fondé en 1863 par Richard Burton (1821 -1890, l’un des plus grands voyageurs européens en Afrique au cours du XIXe siècle): la London Anthropological Society, qui deviendra plus tard le Royal Anthropological Institute. 

canisme6

Au début du 20ème siècle, l’évolution de la notion d’histoire donnera de moins en moins de chance pour l’écriture d’une histoire africaine. En effet, une nouvelle conception du métier de l’historien va apparaître selon laquelle l’histoire n’est pas seulement une branche de la littérature ou de la philosophie mais  une science fondée sur l’analyse rigoureuse des sources originales. Pour l’histoire de l’Europe, ces sources étaient bien entendu des sources principalement écrites et, dans ce domaine, l’Afrique semblait, comme par hasard, extrêmement déficiente. Cette conception fut exposée de façon très précise par le Professeur A.P. Newton en 1923, dans une conférence devant la Royal African Society à Londres, sur « l’Afrique et la recherche historique ». Il déclara:

« L’Afrique n’a pas d’histoire avant l’arrivée des Européens. L’histoire commence quand l’homme se met à écrire. »

En résumé, avant l’impérialisme européen, l’Afrique ne pouvait être étudiée que d’après les témoignages des restes matériels, des langues et des coutumes primitives, à savoir des éléments qui ne concernaient pas les historiens, mais les archéologues, les linguistes et les anthropologues. Et l’ironie de cette conception pour Newton c’est que lui-même ne pouvait par conséquent pas être considéré comme un historien.

canisme7L’autre intérêt pour les Européens d’étudier l’Afrique était lié à leurs rôles en tant qu’administrateurs des colonies. Ils se devaient donc de connaître le passé des peuples colonisés. Et dans les écoles de plus en plus nombreuses fondées par eux et leurs compatriotes missionnaires, et destinées à former les indigènes pour qu’ils deviennent de précieux auxiliaires pseudo-Européens, il était également question d’enseigner une certaine histoire africaine, ne serait-ce que pour servir d’introduction à l’enseignement le plus important: l’histoire anglaise ou française. Et étant donné que l’histoire est devenue une science fondée sur l’analyse rigoureuse de sources principalement écrites, les historiens de la période coloniale sont considérés comme des amateurs, tant en France qu’en Grande-Bretagne. Voilà pourquoi, à leur retour en France, des hommes comme Delafosse et Labouret avaient trouvé des postes universitaires non pas en tant qu’historiens mais comme professeurs de langues africaines ou d’administration coloniale.

canisme8.jpg

A partir de 1947, la Société Africaine de Culture et sa revue Présence Africaine vont promouvoir une « histoire africaine décolonisée ». Et  c’est à ce moment là qu’apparaîtra une génération d’intellectuels africains formés en techniques européennes d’investigation du passé. Ces derniers se mirent à définir leur propre approche du passé africain et à y rechercher les sources d’une identité culturelle niée par le colonialisme. Ces intellectuels vont même améliorer les techniques de la méthodologie historique tout en la débarrassant d’un bon nombre de mythes et de préjugés subjectifs. C’est dans ce climat qu’aura lieu en 1974 le Colloque du Caire qui permettra à des chercheurs africains et non africains de confronter leurs théories sur le peuplement de l’Egypte ancienne. Il deviendra alors difficile pour les Européens de contredire les études approfondies d’éminents scientifiques africains tels que Cheikh Anta Diop dont la pluridisciplinarité permettaient de discuter sur plusieurs questions scientifiques avec une précision indiscutable. En effet, Diop maîtrisait non seulement la datation radio carbone, mais également l’égyptologie, l’hellénisme et donc la question de l’appropriation des connaissances égypto-nubiennes par les Grecs, etc…

canisme9Toutefois, il y a lieu de rappeler que certains de ces auteurs et scientifiques africains avaient maintenu, parfois inconsciemment, une vision scientifique eurocentrée. C’est le cas d’un Léopold Sédar Senghor dont certaines idées reflètent des conceptions purement ethnologiques. Or, l’ethnologie est une science qui servira aux Occidentaux à démontrer que le nègre est inférieur intellectuellement.  Senghor qui va prôner la négritude fera face à une flagrante dichotomie  lorsqu’il déclarera que la raison nègre est intuitive et que la raison hélène est analytique. Le noir serait-il incapable de formuler des thèses et des théories scientifiques? C’est cela même l’africanisme, à savoir, une science basée principalement sur l’ethnologie nègre et qui lui accorde des spécifications en s’appuyant sur des idées de penseurs racistes tel que Gobineau ou Hegel. L’africanisme définit  l’Africain noir comme un être conduit par l’intuition, l’émotion, les sensations (le rythme est d’ailleurs ce qu’il maîtrise le mieux: il est bon musicien et bon danseur) et on lui invente des disciplines nouvelles et propres à lui seul telle que l’ « oraliture », le « griotisme », etc…

Notons que les Européens canaliseront la pensée scientifique africaine en contrôlant le savoir par la création d’université en Afrique. Ainsi, la Grande-Bretagne entreprit un programme de développement des universités dans les territoires qui dépendaient d’elle: fondation d’établissements universitaires en Côte de l’Or et au Nigeria ; promotion au niveau universitaire du Gordon College de Khartoum et du Makerere College de Kampala. Il en sera de même dans les colonies françaises et belges: en 1950, sera créée l’Ecole supé- rieure des lettres de Dakar qui deviendra sept ans plus tard une université française à part entière, en 1954 le Lovanium, première université du Congo.

Du point de vue de l’historiographie africaine, la multiplication des nouvelles universités à partir de 1948 fut plus significative assurément que l’existence des rares établissements créés auparavant mais qui végétaient faute de moyens ; tels étaient le Liberia College de Monrovia et le Fourah Bay College de Sierra Leone fondés respectivement en 1864 et 1876. Par ailleurs, les neuf universités qui avaient été créées en Afrique du Sud dans les années 40 étaient handicapées par la politique ségrégationniste : la recherche historique et l’enseignement étaient eurocentrées et l’histoire de l’Afrique était celle des immigrants blancs. Toutes les nouvelles universités, au contraire, fondèrent rapidement des départements d’histoire, ce qui, pour la première fois, amena des historiens de métier à travailler en Afrique en nombre important. Il était inévitable qu’au début, la plupart de ces historiens proviennent d’universités non africaines et ne pouvaient, par conséquent, que diriger leurs enseignements vers des idéologies eurocentriques. Mais l’africanisation intervint tout de même assez rapidement. Le premier directeur africain d’un département d’histoire, le Professeur K.O. Dike fut nommé en 1956 à Ibadan. De nombreux étudiants africains furent formés,  et devinrent des historiens professionnels qui éprouvèrent le besoin d’accroître la part d’histoire africaine dans leurs programmes et, quand cette histoire était trop peu connue, de l’explorer par leurs recherches.

canisme10

Toutefois,  il est une question qui empêche jusqu’à présent l’émancipation des activités et de la production intellectuelles africaines, c’est l’institutionnalisation de la pensée par les Occidentaux. Et pour cause, il n’y a pas si longtemps que le savoir occidental fut libérée de la scolastique, à savoir les enseignements jugés acceptables par la philosophie judéo-chrétienne. Rappelons que de nombreux ouvrages étaient encore interdits dans le monde occidental il y a quelques décennies à peine et que certains penseurs avaient carrément été exécutés (exemple: Giordano Bruno). L’Africain doit encore aujourd’hui se conformer à un savoir académique universel chapeauté par l’intelligentsia universitaire occidentale, souvent composée de scientifiques politisés (car ce contrôle du savoir est souvent lié à la politique suprématiste occidentale et nombreux sont les membres des élites universitaires occidentales qui font parti des services secrets et agissent en faveur de leurs états) au risque de se voir traité d’ « hérétique »! Et en effet, lorsque les idées ou les thèses du penseur ou du scientifique africain n’entrent pas dans le moule de l’institution universitaire, il devient une menace et fait l’objet d’un dispositif d’isolement. Cette marginalisation est opérée afin que ses idées ne  soient pas pris au sérieux et ne fassent pas écho auprès d’un grand nombre.

Natou Pedro Sakombi 

 

Sources:
Histoire Générale de l’Afrique, J. Ki-Zerbo: Evolution de l’historiographie de l’Afrique, J. D. Fade
Le développement des sciences Africaines en Europe, T. Obenga: https://www.youtube.com/watch?v=9uIN1zHoWVk
Du Sang Bleu à l’Encre Noire, N. P. Sakombi
Les mathématiques africaines, C. A. Diop: https://www.youtube.com/watch?v=9uIN1zHoWVk
Les spécialistes européens sur les sciences africaines, C. C. Gomez:  https://www.youtube.com/watch?v=9uIN1zHoWVk

 

 

Critique littéraire : « La Mangeoire », roman de Charles Djungu Simba K.

Support écrit de la critique littéraire proposée par Natou P. Sakombi lors de la présentation de l’ouvrage par son auteur face au public belge, le 6 octobre 2017 à Bruxelles, à l’Horloge du Sud.

Présentation de l’auteur et du roman

« La Mangeoire»  est un roman de Charles Djungu-Simba K., publié aux éditions du Pangolin en 2017.

20171010_184257.jpg
Présentation de l’auteur à l’arrière de l’ouvrage

 

Titre et couverture du roman

lamangeoire

L’usage de la métaphore et de l’humour fait partie des éléments incontournables de l’œuvre de Charles Djungu-Simba K. Et en effet, l’auteur jongle allègrement avec toutes sortes d’allégories, de symboles et de mythes, faisant parfois usage d’anthropomorphisme comme masque et miroir des hommes et de la société congolaise. Nous comprenons d’ailleurs que ce style soit apprécié de l’auteur lorsqu’il n’hésite pas à citer son homologue, l’écrivain, journaliste et critique littéraire anglais George Orwell, connu  pour sa passion pour l’allégorie animalière:

Un peuple qui élit des corrompus, des renégats, des imposteurs, des voleurs et des traitres, n’est pas victime! Il est complice. (George Orwell, 1903-1950)

Ainsi, le titre « La Mangeoire » fait référence à cette auge où se ressourcent les charognards et ceux qui viennent y mendier, autrement dit, la main invisible qui alimente les têtes corrompus du pays. D’ailleurs, Charles Djungu nous le fait clairement entendre dans la partie des dédicaces:

« (…) les vrais félins tuent eux-mêmes leur proie, jamais ils ne vont mendier près la mangeoire des charognards » (p. 6).

La couverture est très explicite. On y voit un mendiant affamé, accroupi à terre et à peine vêtu au-devant d’un individu en costume-cravate portant des lunettes de soleil et se tenant debout, jambes croisées, appuyé contre une voiture de luxe dont la plaque indique « tour na biso » (« à notre tour »). Un plateau d’argent contenant du poulet est posé sur la voiture. Le riche tient un gros morceau du succulent met, alors que les quelques restes du repas alléchant gisent déjà à ses pieds. Ce dernier semble posséder dans son attitude envers le mendiant un mélange de mépris, de désintérêt et de compassion.

Le thème du roman, les sous-thèmes et le mode de narration et d’écriture

« La Mangeoire » traite principalement de la récente crise socio-politique congolaise à travers les problématiques de la corruption et de l’abus de pouvoir. Plusieurs autres thèmes inhérents à la société congolaise et à l’actualité y sont également abordés tels que la famille, la pauvreté, la prostitution, le statut de la femme, l’éducation, la spiritualité ou la fuite et le retour des cerveaux.

L’auteur utilise un langage soutenu, sans retenu, souvent métaphorique et humoristique comme en témoigne bien cet extrait:

extr8
extrait – page 104

Ainsi, l’usage régulier d’un anthropomorphisme qui renvoie au monde animalier semble trouver son explication dans le berceau familial du protagoniste dont le père s’adonnait à la chasse. L’humour y est quasi omniprésent pour habiller la violence d’une société en mutation et en décadence, pour faire avaler des horreurs, mais aussi pour créer une forme de proximité et d’intimité avec le lecteur qui rencontre les différents personnages avec leurs défauts, leurs tics, leurs environnements et leurs backgrounds.

Dès le départ, le protagoniste Baudouin Wabarisq  évoque son enfance et son observation précoce du monde canin. Il compare les politiciens véreux à des chiens qui « rechignent à lâcher le morceau ». Baudouin et sa famille, et même le chien de chasse, renoncèrent  pourtant au gibier lorsque le père disparut.  Aussi, Wabarisq croit au pouvoir du peuple à contraindre les présidents têtus à quitter le pouvoir après leur mandat, une idée savamment illustrée par la scène des gamins qui lapident des chiens qui s’accouplent et qui réussissent non seulement à les séparer mais aussi à les faire fuir.

extr2.jpg
extrait – page 9

Et de la même manière que le décès du père et le départ du chien de chasse marquent un tournant décisif et la fin d’une certaine innocence dans la vie du jeune Baudouin, plus tard,  c’est l’empoisonnement de son chien de garde qui lui ouvrira les yeux sur le danger de mort qu’il encourait, tout en annonçant subtilement l’imminence de son enlèvement.

La corruption, l’abus de pouvoir et les représailles sont les maux qui gangrènent cette société congolaise récente que nous dépeint Charles Djungu. Ainsi, la métaphore du match de football et de l’arbitre aux règles hors du commun nous renvoient à l’anarchie de plus en plus présente de ladite société, un mal auquel le peuple semble s’être habitué.

extr3
extrait – page 14

Aussi, les incarcérations, ou plutôt les enlèvements que subissent le protagoniste et Bakary (le personnage que Wabarisq s’invente) sont également les preuves d’une dérive sociétale et politique flagrante. Le sous-thème de l’absence de liberté d’expression nous est présenté à travers l’assassinat commandité du personnage de Leblanc qui d’autre part personnifie le melting pot de la société congolaise post coloniale.

extr7
extrait – page 105

 

extr4
extrait – page106

La thématique du colonialisme reste présente tout au long du roman, comme pour faire écho à l’origine de la décadence congolaise. Le vol présumé de la couverture dont fait face George, le père du protagoniste est l’un des exemples qui marquent le caractère néfaste de cette période. Mais il y a également certaines références à des monuments ou à des lieux qui témoignent de la présence inéluctable des fantômes des colons. Et enfin,  l’auteur accuse presque les « nokos » (les « oncles ») d’avoir volontairement instillé la lethargie et la débauche à travers une consommation abusive de bière, breuvage auparavant inconnu des Congolais.

extr9
extrait – page 68

Le thème de la famille, avec un accent placé sur le rôle du père, est également très présent dans le roman. Il s’agit d’ailleurs du premier paysage que nous offre l’auteur. Le thème omniprésent sera recoupé plus tard avec la thématique du chômage et des fuites de cerveaux lorsqu’il nous décrira la difficulté des familles séparées, notamment celle des conjoints qui évoluent dans deux continents différents pour des raisons professionnelles. Une situation sans doute bien connue de l’auteur.

Le côté très réaliste du roman qui se veut un miroir fidèle de la société congolaise est appuyé par des références tant culturelles que linguistiques, souvent empreints d’une note d’humour. Des expressions en lingala ou en swahili, pour la plupart traduites, y sont légion et demeurent attachées à la thématique principale de l’ouvrage. C’est notamment le cas lorsque l’auteur évoque l’expression « madesu ya bana » («les haricots des enfants») ou lorsqu’il nous explique les expressions en vogue telles que « woumellah » et « yebellah ». Aussi, l’auteur nous présente quelques déformations de la langue de Molière, aussi bien dans la prononciation que dans la syntaxe ou la grammaire, à la manière dont seuls les Congolais peuvent le faire.  C’est le cas avec la déformation du prénom de son père «Georges», qui devient «Yoloshi», d’ «eau pure» qui devient «opi», «ofele» qui est tiré d’ «offert» ou alors cet écriteau informant les passants : «cet parcel ne pas à vendre». Nous y trouvons également des expressions nées de «congolismes» telles que «casser le stylo» («ko buka bic») ou des néologismes typiquement congolais comme « shégués » ou « kuluna », voire des onomatopées cent pour cent congolaises comme l’expression du rire « kie kie kie ».

L’auteur joue également avec les noms qu’il attribue aux personnages selon leurs traits de caractères ou leur situation sociale : c’est le cas de « Baudoin Wabarisq », qui, comme son nom l’indique, multiplie les risques, de « Barbara Mabala », femme célibataire et indépendante, et pourtant « ni sainte, ni salope », figure antagoniste de la cousine « Bija », femme abandonnée avec sa ribambelle d’enfants, peinant à les nourrir et qui aurait voulu compter sur le soutien financier de son cousin Bakary qui a pourtant fait l’école des Blancs!

A noter également, des expressions françaises revues à la sauce congolaise. C’est le cas lorsque l’auteur nous parle de l’ «épée de Sambaza» au lieu de la fameuse «épée de Damoclès». Ensuite il y a les jeux de mots, une pratique dans laquelle l’auteur excelle véritablement, et que l’on peut relever dans l’article de presse que lit Bakary dans son vol pour Goma:

20171010_180518.jpg
extrait – page 123

La pauvreté occupe, bien évidemment, une position importante dans le roman et seuls ceux qui se servent dans la mangeoire y échappent. L’auteur n’hésite pas à aborder les aspects les plus sombres de cette thématique, notamment lorsqu’il évoque la faim paralysante à laquelle doit faire le personnage de Bakary ou lorsqu’il évoque les cérémonies de deuil que les familles se voient obligés d’écourter, faute de moyen. La prostitution n’est pas exclue de ce paysage sociétal palpable et nous est présentée à travers les personnages de Madonna, Vava et Sokoto.

extr6
extrait- page 99

Et enfin, dans ce tableau ultra-réaliste de la société congolaise que nous offre Charles Djungu, il y a la thématique de la spiritualité à travers les différentes religions qui s’y entrecroisent. C’est donc avec beaucoup d’humour que l’auteur nous place face au syncrétisme du fameux «Ahmed Ben Kasongo» qui n’est pas seulement manifeste dans son nom mais aussi dans son style de vie. En effet, ce congolais musulman et polygame ne se priverait pour rien au monde d’un bon whisky-coca! Aussi, le phénomène des églises de réveil n’est pas épargné, entrecoupé par des superstitions liées au phénomène de la sorcellerie, que l’auteur nous exprime tendrement dans cette vielle chansonnette d’enfants « tango mosusu ndoki ye oyo, ndoki ye oyo ». Il y a également lieu de noter les quelques clins d’oeil bibliques de l’auteur comme le personnage de la cuisinière empoisonneuse qu’il nomme « Salomé » et qui aurait sans doute le cœur aussi terni que celle avait pour mission de livrer la tête de Jean-Baptiste. Nous y lisons également des références à Anuarite Nengapeta et à Isidore Bakanja, là où l’auteur a certainement tenu à nous rappeler le caractère sacré de la religion qui peut parfois s’opposer et résister à l’engagement politique.

Le schéma narratif du roman

Le schéma narratif du roman est celui d’une intrigue double:

juste après le prologue qui fait état de l’enfance et de l’univers familial du protagoniste, nous entrons dans le premier chapitre, «L’enlèvement», qui est l’état initial de la première intrigue où nous est présenté le style de vie et la profession de Baudouin Wabarisq.

L’évènement modificateur de la première intrigue apparaît avec la triste rencontre entre le protagoniste et les gardes du corps du général Pablo Sambaza, ce qui lui coûtera un enfermement de près de deux semaines.

La deuxième intrigue naîtra lors de cette séquestration, alors que Wabarisq décide de se servir de l’écriture comme exutoire. L’auteur nous entraîne alors dans une fiction dans la fiction. A l’entrée de cette deuxième partie, intitulée « La Mangeoire », la note que nous offre le protagoniste répond parfaitement à l’exigence que la fiction doit, pour réussir, créer une impression de réel:

extr1
extrait – page 65

Il est à noter que la métaphore anthropomorphiste et  l’humour, tout comme le thème principale et les différents sous-thèmes, ne sont pas exclus dans cette deuxième intrigue, ce qui la rend encore plus réaliste. Et si la résolution de l’intrigue manque dans la deuxième partie (le problème de Bisalela n’est pas résolu), elle est bien présente dans la première intrigue et constitue l’épilogue du roman. En effet, Wabarisq est libéré.

La note finale de la première intrigue nous présente un portrait familial heureux, avec un toast porté à «Patricia», l’épouse de Baudouin, qui comme le dit le protagoniste, retrouve la «patrie» de son père ! Ainsi, la thématique de la famille ouvre et clôture le roman.

Notes finales de la critique

«Mieux vaut en rire»!’ s’exclamera le lecteur de ce magnifique ouvrage signé Charles Djungu Simba K., où est dépeinte une société congolaise récente et dans lequel l’auteur fait usage d’un outil qu’il manipule à la perfection: l’humour. D’ailleurs, l’une des premières vocations du genre fut de parler de la société dans laquelle on vit pour en décrire les petits travers et les grandes faiblesses…et en rire ! Ainsi, il nous propose des parodies iconoclastes, débridées, truffées de digressions, de références culturo-linguistiques et de faits d’actualité où la réalité et la fiction se croisent… Mais aussi, il nous accule en nous poussant à la réflexion.

Il y a également la métaphore, quasi omniprésente et qui anime gaiement le roman, principalement à travers l’anthropomorphisme qui accentue le côté humoristique et satyrique de l’œuvre.

J’ose dire de cet ouvrage qu’il entre dans la catégorie des « littératures de crise », celles qui se doivent d’être politiques, réalistes, critiques, acerbes et humoristiques dans une période socio-politique décisive et dans une logique salvatrice: celle de réveiller les consciences et inciter à la réflexion.

Tout Congolais, et je dirais même tout Africain, vivant au pays ou ailleurs, ne manquera pas d’y reconnaître une description quasi complète de sa société. D’ailleurs, n’est-ce pas l’humour et le caractère jovial et bon enfant de l’Africain qui jusqu’ici lui ont permis de tenir dans une société post-coloniale en continuelle et graduelle décadence ?

 

Natou Pedro Sakombi                                                                                                             Essayiste – critique littéraire – chercheuse indépendante en Histoire

 

La dictature,  le despotisme et la kleptocratie sont-ils des notions africaines?

La dictature, le despotisme et la kleptocratie n’existaient pas dans les schémas politiques de l’Afrique traditionnelle qui s’appuyaient principalement sur le droit coutumier et qui plaçaient l’accent sur la justice, ou l’établissement de la justice, en tant que principe dominant. Ainsi, pour la grande majorité des peuples de l’Afrique, le chef ne pouvait dicter la politique ou concevoir la loi sans l’assentiment du conseil des anciens qui formait un corps indépendant. Et dans les royaumes où le roi avait souvent peu ou pas de rôle politique, une grande partie de son autorité était déléguée. Même le puissant Shaka Zulu ne dérogea à cette règle !

shaka_zuluEn effet, l’exemple de Shaka demeure assez intéressant, lui que l’on a souvent décrit comme un despote sanguinaire dans certaines littératures. L’histoire nous apprend pourtant que Shaka déléguait son autorité selon la taille des états aux chefferies qui lui étaient soumises et que ces dernières conservaient un certain degré d’autonomie. Shaka confiait également des rôles exécutifs aux membres seniors de la lignée régnante, hommes comme femmes, tout comme il nommait un grand nombre d’ « izinduna », des fonctionnaires de l’État, qui exerçaient diverses fonctions administratives.

Il est à noter que ce type de sociétés africaines déconcerta fortement les colonialistes, qui, s’appuyant sur leur propre expérience, ne pouvaient concevoir une société sans «chef» suprême et incontesté. Et lorsqu’ils eurent affaire à de nombreux groupes qu’ils classèrent au préalable par ethnies, les colonialistes créèrent immédiatement des chefs pour diriger ceux qu’ils considéraient comme des peuples arriérés, sans se rendre compte que ces personnes avaient délibérément choisi de marginaliser l’autorité exécutive et, par conséquent, avaient plutôt opté pour un système politique en réalité bien plus sophistiqué. Notez également que ces dirigeants improvisés et créés par les colonialistes pour ces sociétés africaines étaient appelés « chefs coloniaux » ou « chef de cantons », ou « akils » en Somalie.

Thomas Jefferson, l’un des pères fondateurs de l’Amérique, fit une déclaration intéressante dans une lettre adressée à Edward Carrington en 1787, où il affirmait, en se referant à ces sociétés de l’Afrique traditionnelle, que les personnes qui vivent sans gouvernement jouissent d’un degré infiniment plus grand de liberté et de bonheur. Or, l’on sait que dans l’Afrique coloniale britannique, la politique de «règle indirecte» exigeait que les décisions importantes émanent des dirigeants locaux existants. Cette politique conférait donc pouvoir et autorité à des chefs et à des rois locaux, comme l’exécution des édits coloniaux et la perception de taxes, chose pourtant inexistante dans leurs systèmes traditionnels. Et sachant qu’ils avaient l’appui de la puissante armée coloniale, beaucoup de ces chefs et de ces rois devinrent corrompus et autocratiques. Le roi Mswati III est l’exemple le plus récent d’un tel système.

Le Royaume de Swaziland fut formé au début du 19ème siècle lorsque Sobhuza I, chef du clan Dlamini, traversa les montagnes Lubombo et conquit les clans résidents. La monarchie fut construite sur un réseau de liens entre le roi Nkosi Dlamini et les roturiers. Les clans de plus de 70 ans tombèrent dans quatre grandes catégories: au sommet, le Nkosi Dlamini dans la lignée du roi et connu sous le nom de Malangeni (enfant du soleil), ainsi que le roi Ngwenyama, descendant linéaire et reconnu par le premier chef, qui exerce des fonctions exécutives, législatives et judiciaires, qui détient des terres en fiducie pour la nation Swazi, qui organise des rituels sacrés et représente le symbole de l’unité nationale. Toutefois, l’autorité du roi Swazi est équilibrée à la fois par Ndlovukazi (la reine mère) et par deux institutions traditionnelles, le Liqoqo (conseil interne ou familial) et Libandla (conseil général ou divergente. En fait, l’objectif premier du Libandla était de parvenir à un consensus sur les questions les plus importantes. Et une fois qu’une décision avait été prise, ni le Liqoqo ni le roi ne pouvaient l’annuler.

swaziAu lendemain de la guerre anglo-boer, lorsque le royaume Swazi devint un protectorat britannique (en 1903), les choses commencèrent à changer. Dans un effort pour vérifier l’expansionnisme boer pendant la guerre, la Grande-Bretagne gouverna le royaume indirectement par le roi Sobhuza II et lui a conféra d’énormes pouvoirs. En 1964, une constitution fut imposée et le royaume fut obligé de tenir des élections démocratiques cette même année et de nouveau en 1967. Après l’indépendance en 1968, Sobhuza II recourut à la même chicane que les autres dirigeants nationalistes africains qui, ayant fait de la démocratie leur cri de ralliement pendant la lutte contre le colonialisme, changèrent d’attitude pour gagner l’indépendance. La démocratie, selon eux, était étrangère à l’Afrique et ils utilisèrent ses immenses majorités parlementaires pour interdire l’opposition, déclarer que les pays est composé d’États à parti unique et s’installer comme présidents pour la vie. Ils justifièrent cette concentration insidieuse de pouvoir entre leurs mains afin de protéger leurs nations naissantes contre les machinations du néocolonialisme et de l’impérialisme.

Au Swaziland, Sobhuza II rejeta la constitution britannique qui garantissait les droits individuels. Et en 1973, il put dissoudre le parlement et se débarrassa des partis politiques parasites. Mswati III succéda à son père en 1986 et promulgua en 2005 une nouvelle constitution. Un document particulier lui conféra des pouvoirs absolus pour nommer le Premier ministre et les membres du cabinet de direction et de la magistrature. On prétendait que ces changements étaient nécessaires pour s’éloigner du modèle colonial et revenir à un système traditionnel réformé.

Rappelons que, dans le système traditionnel, le roi Swazi n’avait aucun rôle politique. Au cours de la cérémonie annuelle de ncwala, il se plaçait entre le monde des vivants et le monde des êtres surnaturels. En outre, le petit pouvoir qu’il avait était vérifié par toute une série de totems et d’injonctions. Naturellement, en «modernisant» le système traditionnel, le roi se débarrassa de tous ces totems et de ses charges et, par conséquent, créa un système politique sans contrôle et équilibre, à l’instar des autres leaders nationalistes africains.

Le roi Mswati abusa donc de ce pouvoir absolu. Et le 2 août 2002, le gouvernement Swazi annonça qu’il achetait un jet de luxe de 25 millions de dollars pour le roi, bien que des pénuries alimentaires massives menaceaient environ 230 000 personnes de famines. Le coût de l’avion représentait cinq fois le déficit national de la nation appauvrie.

Les gens étaient indignés: « Pourquoi un avion pour le roi? L’argent dépensé pour le jet du roi aurait dû être utilisé pour acheter de la nourriture pour les Swazis affamés! « , avait déclaré Pat Dlamini, un fonctionnaire de la capitale Mbabane, et le Premier ministre Sibusiso Dlamini de déclarer: « le jet est un outil important car il permet au roi d’attirer les investisseurs étrangers et de l’aide internationale de l’étranger. »

Si le roi Mswati III est souvent représenté comme un souverain «traditionnel» typique, ses mauvaises actions sont plutôt les signes d’une société politique peu sophistiquée et chaotique. Cependant, un examen de l’histoire nous révèle une genèse bien plus complexe: l’affaiblissement des contrôles traditionnels de l’autorité exécutive par l’état colonial qui laissa la population exposée aux caprices de son roi despotique.

On retiendra que par le déshabillage du récit politique de l’Afrique, l’héritage colonial a dépeint une image fausse du leadership africain en rendant « africaines » les notions de dictature, de despotisme ou de kleptocratie.

Natou Pedro Sakombi

L’ « ethnicisme » comme prétexte aux crises africaines

Notes de la conférence donnée par Natou P. Sakombi auprès du « Cercle des Etudiants de Louvain La Neuve », le 4 mai 2017, à l’Université Catholique de Louvain-La-Neuve

La main mise des Occidentaux sur le continent africain a pour sûr contribué à fragiliser les sociétés africaines actuelles, et ce, en tout point de vue. Mais s’il est bien une arme dont le colon a fait usage pour imposer son hégémonie et son contrôle, c’est bien celle du diviser pour mieux régner. Inutile de rappeler, dans ce contexte,  le partage de la Conférence de Berlin qui, en réalité, ne fut qu’une manière de concrétiser un projet mis à exécution bien longtemps auparavant.

Et si nous ne pouvons attribuer à cent pour cent le phénomène des diversités culturelles, cultuelles, claniques ou de classe à l’Occident, nous pouvons néanmoins affirmer qu’elles ont été instrumentalisées par les Occidentaux dans le but de créer des conflits antagonistes violents au sein des populations africaines. Et dans ce projet destiné à semer des divisions pour permettre aux Occidentaux de régner, c’est l’arme de l’ethnicité, voire de l’ethnocentrisme, qui a minutieusement été utilisée contre les peuples africains.

ethnieLe meilleur exemple pour illustrer ce phénomène est bien celui du génocide rwandais. Car en effet, c’est à partir des classifications ethniques que les Belges opérèrent parmi les Banyarwanda, qui au départ n’était qu’un seul peuple au sein duquel seule une distinction de classe était établie entre les Mututsi et les Muhutu (distinction d’ailleurs aléatoire du fait du nombre de bétail qui la caractérisait), que les Occidentaux créèrent des rivalités et des guerres. Et ajourd’hui, il est difficile de contester que ces tensions ethniques volontairement orchestrées par l’administration coloniale belge sont la première cause du génocide que le Rwanda connut en 1994.

Tout comme les nations produisent les nationalités, les ethnies ont secrété l’ethnicité. Et le génie des Occidentaux a été de profiter des tensions sociales où prédominent des rapports antagonistes de classes ou de successions, pour instiller, à travers des manipulations idéologiques minutieuses, destinées à accentuer le sentiment d’appartenance ethnique, des ostracismes ou des massacres de masse. Or, quand bien même des conflits pouvaient exister au sein des anciennes sociétés africaines, l’Africain n’avait jamais pensé un projet d’extermination totale d’une partie de sa population. Ainsi, tout comme le nationalisme étroit à l’occidental  a créé le concept de “solution finale”, c’est l’ethnocisme introduit en Afrique par les Occidentaux qui va intelligemment fabriquer le concept de “massacre de masse” des Africains par des Africains.

ethnie2

L’Occident, à travers ses médias véhiculent l’idée selon laquelle les crises africaines sont surtout le fait de guerres fratricides et ethnique, nous poussant à une analyse biologisante et nous faisant écarter toute cause historique ou socio-économique. En effet, il serait absurde de penser que la crise africaine n’est pas liée à la manière dont les sociétés africaines ont ont été influencées  par les différentes phases d’expansion du capitalisme historique et néo-impérial. Ce sont en réalité les ressources minières et énergétiques dont regorge l’Afrique qui intéressent la bancocratie mondiale et les multinationales occidentales et les crises africaines ne sont que les parties visibles de l’iceberg. C’est toujours par ce mécanisme du diviser pour mieux régner que l’Occident continue à dominer l’Afrique par le néo-colonialisme qui n’est autre que le prolongement du colonialisme.

Les Etats africains précoloniaux étaient structurés selon des modèles de classes plus ou moins achevés. Ils se partageaient des espaces plus ou moins vastes à positionnement:

  • interne
  • Côtier
  • Forestier
  • Pré-forestier
  • Sur plateau
  • En savane

Leurs objectifs étaient, entre autre, le contrôle des grands axes du commerce international. A la périphéries de ces grands états vivaient les communautés villageoises indépendantes, qui, jalouses de leur autonomie étaient plus préoccupées par la paix que par des tensions intra-ethniques mais subissaient des pressions de la part des Etats centralisés environnants, pressions qui se manifestaient par de prédation ou de pillages organisées au profit des aristocraties locales. Il s’agissait là de conflits d’états, purement politiques, lignagers ou communautaires, éloignés des préoccupations ethniques et surtout lié aux produits de grands luxes qui concernaient le commerce transafricain.  Ils conduisaient rarement à des massacres de masse. Et lorsque guerre il y avait, elles répondaient à des codes et règlements stricts tels que le respect des jours de paix, des femmes, des enfants, des modalités de réconciliation ou de reprises des hostilités. Nous sommes là loin des conflits sauvages et barbares que les colons ont présenté de l’Afrique pré-coloniale dans le but de s’autoproclamer les “stabilisateurs et pacificateurs conquérants” des sociétés africaines.

Aussi, il est essentiel de se rappeler qu’un grand nombre de résistances au colonialisme s’est crée par des mobilisations et soulèvements pluriethniques, ce qui nous éloigne une fois encore de ce paysage sociale africain ethnicisé que nous a dépeint l’Occident.

Malheureusement, ce travail de recensement, de classement, de comparaison et de hiérarchisation va servir de vade-mecum chez l’Africain, qui pour finir va les voir se cristalliser en lui sous la forme d’une conscience réactionnaire. Cette situation va demeurer inchangée chez certains Africains même après les Indépendances, et pire, va se renouveler à mesure qu’ évolueront les exigences du capitalisme.

Et comme l’aura si bien observé l’historien Harana Paré:

“Dans sa phase actuelle, il n’échappe à aucune analyse lucide le constat banal suivant: le capitalisme reste aujourd’hui, porté par des multinationales tentaculaires et un impérialisme de recolonisation globale du monde, basée sur la privatisation des biens publics et le contrôle brutal des ressources stratégiques et énergétiques. D’une certaine manière, le plombage de la construction nationale, le sous-développement structurel, imposé par les logiques d’expansion du capitalisme en périphérie et les choix politiques de prédation mafieuse et d’intimidation des esprits lucides opérés par les éléments les plus brutaux des élites au pouvoir, finissent inéluctablement, par favoriser, en réaction, l’émergence de courants régionalistes, ethnicisants, et rétrogrades. Ceux-ci s’affirment concomitamment à l’échec politique des bandes organisées au sommet des États. Et c’est ainsi que le dépérissement de la nation entraîne l’affirmation des identités ethniques voire d’entités régionalistes rarement progressistes et servant de bases d’appui à des opérations malhonnêtes au profit du capitalisme généralisé. “

Natou Pedro Sakombi

BLACK EUROPEANA, la préface

blackJe suis fière et heureuse d’avoir participé au projet BLACK EUROPEANA en écrivant la préface de son catalogue de l’exposition. #blackeuropeana c’est l’histoire d’une femme fatale, d’une historienne de l’art, Donceel Audrey, qui eut l’idée de mettre sur pied une exposition regroupant tous ces objets qui servirent à la propagande raciste post-coloniale en Europe, une entreprise destinée, en réalité, à perpétuer la suprématie du colon sur l’éternel colonisé. Audrey est une soeur de lutte, elle fait partie de ces rares historiens à la recherche de la vérité historique, animés par une sainte soif de justice… et Dieu sait le risque qu’elle prend en exposant ces horreurs, qui tendent à disparaître dans une volonté de brouiller les sillons têtus du passé. Or pour moi, dans la lutte contre la falsification historique, tous les coups sont permis, et Black Europeana apporte une analyse socio-historique qui ne pourra que servir à restituer l’honneur des miens. C’est une histoire à suivre… L’ histoire de la manière dont le Noir fut et reste dévalorisé, instrumentalisé et dupé dans un monde suprematiste… Merci Audrey pour ta confiance!

black2

PRÉFACE

Voici un travail qui mérite de notre part une attention particulière.

En effet, pour la première fois en Europe, la propagande raciste, l’un des maux qui gangrènent sournoisement nos sociétés modernes et dont le Noir continue à être victime nous est révélée à travers une exposition: Black Europeana. Car, si depuis des siècles la démarche de propagande s’est infiltrée dans la vie quotidienne des Européens pour instiller des pensées via les outils les plus divers et de la manière la plus subtile, la négrophobie n’en fait pas une exception. L’exposition “Black Europeana” mérite encore plus notre attention car son auteure n’est pas d’origine noire-africaine, mais bien une européenne de souche. Et partant de ce constat, pour certains, les lignes de ce catalogue ne pourront être reléguées au rang d’observations empreintes d’une approche victimaire et accusatrice, et ils seront confortés dans l’idée que le racisme véhiculé à travers tous ces objets d’époque soit enfin pointé par d’autres que par des Africains. Toutefois, les plus perspicaces auront cerné le caractère objectif d’une analyse purement scientifique derrière le travail d’Audrey Donceel, qui aura réussi, au-delà même d’une exposition de supports à caractère raciste, inspirée de façon originale des “black americanas” du sociologue David Pilgrim, à offrir un riche voyage dans le temps aux visiteurs, leur présentant un paysage sociologique et politique considérable et pertinent. Bien plus encore, “Black Europeana” nous livre les origines de ces stéréotypes négrophobes qui malheureusement parviennent à passer les mailles du temps et continuent à hanter l’imaginaire collectif. Car comme d’aucuns le comprendront, les “black europeanas” avaient permis, d’une certaine manière, l’intégration et l’institutionnalisation des valeurs racistes auprès des ménages européens, comme ce fut le cas dans les ménages étasuniens. L’exposition permet de déconstruire ces stéréotypes en mettant à nue cette volonté de propager une idée d’infériorité de la race noire. Elle nous révèle également les moyens subtiles qui furent mis en oeuvre afin de pérenniser cette pensée suprématiste, à mesure qu’ évoluaient les paysages sociétales et politiques. Voilà une initiative qui ne pourra qu’aider les sociétés actuelles à se débarrasser de certaines idées reçues sur le Noir.

Natou Pedro Sakombi

Auteure – Chercheuse indépendante en Histoire Africaine

black4

black3

Comprendre la suprématie occidentale et le « négationnisme noir » à travers la pensée historique européenne

Etude réalisée par Natou Pedro Sakombi – auteure-essayiste,  chercheuse indépendante en histoire

C’est à travers les évolutions de la pensée historique qu’il est possible de comprendre le souci hégémonique occidental et à fortiori ce que l’on peut qualifier de « négrocide historique » ou de « négationnisme noir », notamment en Europe. Et en effet, tout au long de cette étude, nous verrons qu’à chaque âge apparaît une volonté de plus en plus limpide de domination de l’Occident sur les autres civilisations, et de facto, une prise de mesures de plus en plus violentes visant à soumettre les autres civilisations à la toute-puissance occidentale. Analysons donc les différents courants de recherche historiographique derrière lesquels se cachent le mécanisme d’occultation, de négation et de falsification historique, visant, entre autre, à effacer l’apport, la contribution ou la participation de l’homme noir dans l’histoire.

article131

Les courants de recherche historiographique (Antiquité, Moyen-Age et Temps Modernes)

  • L’Antiquité

Aujourd’hui, l’Histoire avec un grand « H » est sans contexte une histoire totalement eurocentrée. Or, dans l’Antiquité, le mot « histoire » (ἱστορία) n’a pas le même sens qu’aujourd’hui : il signifie véritablement « enquête », ce qui sous-entend une pleine objectivité. Les premiers chroniqueurs grecs, qui s’intéressaient surtout aux mythes de fondation, étaient appelés des « logographes »  (du grec ancien λογογράφος / logographos, de λόγος / logos « parole, discours » et γράφω / graphô, « écrire »). Leur rôle était donc de retranscrire l’histoire à partir de l’oral. Et il est important de préciser que les logographes étaient antérieurs à Hérodote, qui viendra véritablement révolutionner l’historiographie.

Les logographes mettaient l’accent davantage sur le charme de l’histoire que sur l’exactitude des faits qu’ils rapportaient. Ils mêlaient allègrement mythologie et histoire. Pour cette raison, le terme français retenu pour les décrire est « chroniqueurs » et non « historiens ». Hécatée de Milet (première moitié du VIeme siècle av. J.-C.), qui serait l’un des tout premiers logographes et celui qui aurait dessiné l’une des toutes premières cartes du monde, le représentant comme circulaire, écrivit le premier essai de critique historique et la première tentative pour émanciper l’histoire des mythes et de la poésie. Dans la première phrase du recueil il déclare :

« Hécatée de Milet parle ainsi : J’écris ces notes comme elles me paraissent vraies car les récits des Grecs sont, à mon avis, aussi nombreux que ridicules. »

Vienna - philosopher statue for the Parliament - Herodotus

C’est au Ve siècle av. J.-C. qu’Hérodote d’Halicarnasse, considéré comme le père de l’Histoire (surnommé ainsi par Cicéron), se distingue des logographes par sa volonté de dégager le vrai du faux. Il est l’auteur d’une grande œuvre historique, « Les Histoires », également appelée « Les Enquêtes ». Hérodote, de par ses nombreux voyages, a pu découvrir de nombreux peuples et son ouvrage est donc une précieuse source anthropologique antique.

Notons que les penseurs grecs, dont l’influence sera énorme durant de nombreux siècles, comme sources pour les historiens, mais aussi comme modèles dans la manière d’appréhender l’histoire de l’antiquité n’étaient pas dans une démarche de renier l’apport égypto-nubien dans leur savoir, comme nous le témoigne l’ouvrage « Unité et Pluralité de la vérité – Mélanges en l’honneur du Prof. Dr. Alphonse Ngindu Mushete (Volume I, Editions Imhotep, 2014 » dont voici un extrait) :

Selon les « théoriciens de la mélanine » (cfr. Du Sang Bleu à l’Encre Noire), il n’est donc pas étonnant qu’une science telle que la génétique vienne corroborer les écrits de penseurs antiques tels que Tacite, témoins oculaires des populations primitives du territoire européen :

« Dans ce passage de son œuvre « La Germanie », écrite aux alentours de l’an 98, Tacite fait référence aux Allemands qui habitaient la Calédonie (l’Ecosse actuelle). Le reste de la population, qui, selon une certaine historiographie, était de race noire, faisait partie des premiers habitants de la Grande- Bretagne. Voici comment l’historien les décrit:

« La peau sombre des Silures, leurs cheveux bouclés et le fait que l’Espagne soit située juste en face, sont une évidence que les populations ibériennes ont traversé et occupé leurs régions il y a bien longtemps. Ceux qui se rapprochent de la Gaule leur ressemblent, soit à cause de l’influence permanente des occupants originels, soit à cause du climat des régions où ils se rencontrèrent. » (« La Germanie », Tacite)

Selon les théoriciens de la mélanine, Tacite nous révèle à travers ces lignes que les Européens noirs autochtones tuaient les hommes en Allemagne et prenaient leurs femmes en otage comme butin de guerre. Ainsi, leur progéniture aurait gagné la capacité de produire une sorte de mélanine, et les hommes auraient gagné une mesure de renforcement de leur diversité génétique. Mais le fait le plus important à noter serait que les femmes allemandes n’auraient pas été prises comme épouses, mais auraient simplement été « dépouillées » et autorisées à retourner dans leurs tribus. Et puisque la génétique nous apprend que l’ADN Y ne change pas, qu’il est transmis de père en fils, indépendamment du fait que le père soit noir ou blanc, leur progéniture « mulâtre » mâle aurait conservé l’haplogroupe « I » de l’ADN Y du père spoliateur. Lorsque ces mulâtres mâles eurent des enfants avec leurs femmes blanches tribales, les mâles étaient des quarterons (1/4 noir) mais présentaient toujours en eux l’haplogroupe « I » de l’ADN Y du grand-père spoliateur. Lorsque ces hommes quarterons se mélangèrent aux femmes blanches de leur tribu, leur progéniture mâle donnait naissance à des octavons (1/8 noir) mais portaient toujours en eux l’haplogroupe « I » de l’ADN Y du grand-père spoliateur, et ainsi de suite… » (Du Sang Bleu à l’Encre Noire, Chapitre I : Apparition des races à la lumière de la  génétique)

« Il n’existe pas d’images connues à ce jour de Noirs qui vécurent durant l’ère préhistorique, mais certains squelettes et la description de quelques momies nous fournissent des éléments incontestables. Ces momies auraient disparu au nom du révisionnisme, afin de cacher ces racines noires européennes. Or, nous savons que César possédait des guerriers africains. Ces derniers l’aidèrent à lutter contre les peuples germaniques et à protéger les frontières de l’Empire romain. On les appelait les « Garamantes », et ils ont finalement occupé la région longeant le Danube et le Rhin (certaines parties de la Forêt Noire, le Pays de Vaud, la Guyenne et le Nord de la France), où, au 18ème siècle, fut retrouvée une communauté noire qui y habitait encore. »

« …l’ouvrage « Blacks in Antiquity » écrit en 1971 par Frank M. Snowden, nous apprend que durant l’ère classique (entre 800 et 300 avant J.-C.) les Noirs faisaient partie des civilisations méditerranéennes et européennes (…) L’urgence d’«adapter» l’histoire en fonction de la nécessité d’une période, en donnant comme base historique le racisme, c’est aussi ça le révisionnisme pour Codfried. Et une partie de cette révision de l’histoire des Noirs soutenait que certaines images sur des poteries par exemple, ou certaines statues personnifiées, étaient en réalité des «caricatures» de personnes de race blanche. Pourtant, à les regarder attentivement, la plupart y reconnaissent des traits africains classiques. »

 (Du Sang Bleu à l’Encre Noire, Chapitre III : Origine de la suprématie occidentale  – Diverses explications :  «The blue blood is black blood» ou la théorie d’Egmond Codfried)

  • Le Moyen Âge

Moine ecrivantL’histoire au Moyen Âge est avant tout au service de la théologie et se construit progressivement en passant d’une transmission orale à une transmission écrite. Elle est surtout élaborée dans les monastères qui bénéficient de bibliothèques plus ou moins importantes, à travers des travaux de copie d’ouvrages antiques. L’histoire est principalement écrite par des hagiographes et des chroniqueurs, qui souvent sont des moines ou des membres de la hiérarchie religieuse, généralement proches du pouvoir.  Leurs écrits participent surtout à la description de l’extension de l’Église catholique aux confins de la terre.

Le Moyen-Age se caractérise également par l’avènement des Maures (au VIIème siècle) qui sont connus depuis l’Antiquité comme étant des populations autochtones (berbères) de l’Occident nord-africain :

« Les premiers Berbères ou Arabes originels (au même titre que les Egyptiens, les Mésopotamiens, les Elamites ou les Perses) étaient une population de race noire. Ces Berbères ne seraient pas entrés en Ibérie comme destructeurs, mais comme bâtisseurs. Ainsi, lorsque l’armée musulmane de Mahomet prit l’Egypte en 640 après J.-C., puis continua à conquérir toute l’Afrique du Nord, les Berbères considérèrent cette nouvelle armée noire comme une opportunité pour eux. De ce fait, plutôt que de la combattre, ils unirent leurs forces à l’armée musulmane. En 711 après J.-C., l’armée berbère dirigée par le général Tariq ibn Ziyad envahit l’Iberie (au niveau de l’Espagne) et renversa les Wisigoths (les Goths occidentaux – voir le chapitre sur les Germains), l’une des deux branches principales des Goths, une tribu germanique qui, en une centaine d’années seulement, avaient émigré de l’Europe de l’Est vers la Grèce, l’Italie, et la péninsule ibérique. Ainsi, dans le Royaume d’Ibérie (Espagne et Portugal actuels), les Berbères, désormais connus comme les «Maures», créèrent une civilisation très avancée et une culture qui se répandit grâce à son art, ses sciences, son architecture et ses centres d’apprentissage. » (Du Sang Bleu à l’Encre Noire Chapitre V : Les peuples de l’Antiquité – sources littéraires anciennes, Les Maures)

roi maure« Au début du moyen âge, les descriptions de Noirs européens sont légion, même parmi les Vikings ; or, on nous a appris à imaginer ces derniers en tant que peuple aux cheveux blonds et aux yeux clairs. Pourtant, les écrivains qui les ont vus de leurs propres yeux envahir la Grande-Bretagne décrivent certains Vikings avec des traits négro-africains. Parfois, il a été rapporté que les Noirs étaient de grands dirigeants et qu’ils ont été appelés par euphémisme «hommes bleus». Au cours de la dernière partie de l’époque médiévale, la représentation de la « noirceur » prend une nouvelle tournure. Saint Maurice qui naquit à Thèbes, en Egypte, et mourut en tant que martyr en Europe, était dépeint en 1120 comme un africain. Vers la même époque, la bible présente également et clairement des personnages noirs, tels que la reine de Saba (également connue sous le nom Makeda) ou un sage de l’Est qui aurait visité l’enfant Jésus, répondant au nom de Balthasar ; ce dernier sera d’ailleurs placé en position centrale dans les scènes dites d’adoration, au tout début du Christianisme. Le concept devint donc très populaire et fut adopté dans l’ensemble de l’Europe vers 1500. Quelque chose avait changé, et l’élite noire affirmait son apparence et son appartenance au christianisme. Cette période coïncide avec le début de la Renaissance et de l’ère moderne. La dernière partie de l’ère médiévale est également marquée par la découverte de la noblesse noire, avec des généalogies familiales remontant de 1200 à 1300. Cette période est très riche en littérature chevaleresque où certains héros sont décrits comme étant noirs. C’est le cas « Perceval ou le Conte du Graal », par Chrétien de Troyes, vers 1181, où l’on retrouve un chevalier noir nommé Isenhart. Au sujet des Maures, Codfried affirme qu’ils étaient des Africains purs de qui beaucoup de familles nobles tiennent leurs origines et leurs noms. D’ailleurs, de nombreuses familles nobles portaient des armes héraldiques dont les têtes représentaient des Maures. Voilà pourquoi les noms géographiques et les crêtes d’armes de certains états ou certaines villes d’Europe portent des noms d’origine mauresque. Sur certaines œuvres d’art, des peintures pour la plupart, des petits Maures sont dépeints comme des pages, symbolisant ainsi la noblesse des personnes qui posent à leurs côtés. L’image du Maure était donc devenue le symbole du « sang bleu », un euphémisme pour «noir», et un signe de haute naissance. » (Du Sang Bleu à l’Encre Noire, Chapitre III : Origine de la suprématie occidentale  – Diverses explications :  «The blue blood is black blood» ou la théorie d’Egmond Codfried)

Grâce à leur civilisation très avancée et à leur culture qui se répandit grâce à leur art, leurs sciences, leur architecture et  leurs centres d’apprentissage, les Maures apportèrent à l’Europe un épanouissement considérable, surtout au XIVème et au XVème siècle où les recherches concernant la culture historique firent des progrès décisifs.

  • Temps Modernes

livreL’invention de l’imprimerie, à la charnière entre le Moyen Âge et la Renaissance, a permis une plus grande diffusion des ouvrages gréco-romains durant la Renaissance auprès des humanistes. Ce courant gagne l’histoire en lui apportant un goût amplifié pour l’étude des textes anciens, grecs ou latins, mais aussi de nouveaux supports d’étude : ainsi se développe un intérêt pour les inscriptions (l’épigraphie), pour les monnaies antiques (la numismatique) ou pour les traités (la diplomatique). Durant l’ensemble de la période moderne, l’histoire est un instrument du pouvoir : elle est mise au service des princes, de Machiavel jusqu’aux panégyristes de Louis XIV, parmi lesquels on compte Jean Racine.

Après avoir analysé les courants de recherche historiographiques à travers ces trois périodes, tentons de cerner l’origine de la frustration et du rejet du Noir en Occident, mais aussi les causes fondamentales du besoin de suprématie chez les Occidentaux.

Hégémonie occidentale et « négrocide historique » à travers les âges

Ce qui apparaît comme une frustration de la part des Occidentaux, une souffrance les poussant à dominer, à vaincre, à écraser et à régner sur les autres civilisations, ne saurait être analysée à la lumière d’un courant historiographique ou d’une époque récente telle que la période antique. Il y a lieu de se tourner vers des sources préhistoriques qui nous offrent des signaux pertinents quant à la racine de ce sentiment de toute-puissance.

  • L’époque préhistorique

De nos jours, rares sont les scientifiques qui contestent le fait que l’humanité soit née en Afrique. Aussi, la science nous révèle de manière claire qu’il y a eu deux berceaux primitifs bien distincts, d’une part le berceau méridional, localisé sur le continent africain dans la fertile vallée du Nil des grands lacs jusqu’au Delta, et d’autre part le berceau septentrional, situé dans les steppes inhospitalières eurasiatiques.

Le grand Cheikh Anta Diop affirmera que durant la préhistoire :

« La nature a façonné les instincts, le tempérament, les habitudes et les conceptions morales des deux fractions de cette humanité avant qu’elles ne se soient rencontrées après une longue séparation datant de la Préhistoire » Cheikh Anta Diop, Nations Nègres et culture, Paris, Présence Africaine, 1979, p173.

nations-negres-et-culture.jpg

Dans le berceau septentrional, celui des peuples sémites et des peuples indo-européens, l’homme a hérité d’un mode de vie austère basé essentiellement sur le nomadisme. De la préhistoire jusqu’à l’antiquité, les groupes humains chassent, pêchent, cueillent et ne peuvent acquérir que ce que la nature leur offre. Ils sont donc soumis à des périodes d’abondance et de pénurie et l’épuisement des ressources alimentaires les pousse à se déplacer sans cesse. L’homme de ces contrées est en conflit incessant avec une nature hostile, il est contraint à un effort permanent, il ne peut survivre que par ses propres moyens, ses propres capacités.

Il est important de noter que la psychologie sociale et la morale de l’homme de ces régions sont aux origines de presque toutes les valeurs propres à l’Occident et qu’elles ont été façonnées pendant des millénaires :

« Le mode de vie pratiqué par les chasseurs-cueilleurs est celui qui a connu la plus grande réussite et a persisté le plus longtemps depuis que notre espèce existe. » Jared Diamond, Le troisième chimpanzé, Paris, Gallimard, 2000, p230

Ainsi, l’étude du mode de vie de ces hommes nous offre une meilleure connaissance des fondements du paradigme occidental, en l’occurrence l’individualisme, le matérialisme, le pessimisme, l’instinct de conquête. Cependant, ce style de vie suffirait-il à engendrer une frustration conduisant à une telle volonté de domination, voire parfois d’extermination ? Ce fait ne concerne-t-il pas un seul groupe de personnes et si oui, lequel?

L’Histoire nous apprend et reconnait justement qu’un groupe de population marginalisée, dotée d’un grand besoin de suprématie, qu’on appelait les « Aryas », trouvait son origine au berceau septentrional. Dans l’ouvrage « Du Sang Bleu à l’Encre Noire », dans le chapitre consacré à l’apparition des races à la lumière de la  génétique, il est fait mention de cette population, de ses origines, de son évolution et de son impact sur le reste des civilisations à travers les âges. En voici quelques extraits pertinents :

« Selon la théorie de l’invasion aryenne, un peuple de cavaliers et de guerriers nomades de « race indo-européenne », connu sous le nom d’ « Aryas » ou d’« Aryens », originaire de l’Iran, aurait connu une grande expansion démographique et militaire entre les XVIIème et XVIème siècles avant J.-C. et aurait envahi l’Europe et l’Inde du Nord ».

« (…) lorsque les Aryas arrivèrent en Inde, les Dravidiens y étaient déjà installés et avaient déjà fondé les villes d’Harappa et de Mohenjo-Daro. L’auteur Guiseppi Sormani écrivait en 1965: ‘Les Aryens entrèrent en contact avec des formations sociales déjà anciennes et très civilisées auprès desquelles ils faisaient figure de véritables barbares.’ Selon Merlin Stone: «Ils avaient abandonné depuis longtemps le matriarcat pour adopter un système familial ainsi qu’une forme de gouvernement patriarcaux.» (« Quand Dieu était Femme », Merlin Stone, p125, Éd. L’étincelle)

« Les Aryas auraient donc découvert une civilisation déjà bien avancée et se seraient mis à manifester beaucoup de frustration à l’égard de cette population noire qu’étaient les Dravidiens. Car, contrairement à ces derniers qui seraient leurs frères noirs restés en Inde, les Aryas n’avaient pas évolué en peuple civilisé. Ils n’avaient même pas développé de langue écrite ni maîtrisé aucune technologie, et encore moins construit de villes. Ils sont donc retournés en Inde en tant qu’illettrés et en tant que populations pastorales »

« Or, d’après certains Afrocentristes, les sources les plus fiables sur la frustration des Aryas à l’égard des Noirs se trouveraient dans les Livres de Veda (écrits entre 1500 et 1200 avant J.-C.). Car l’histoire veut qu’une fois installés dans cette région au nord de l’Inde, les Aryas se mettent à rédiger des textes basés sur leur croyance religieuse mais aussi sur une forme de ségrégation raciale. Ces textes seraient d’ailleurs en partie écrits en alphabet dravidien, preuve que les Aryas adoptèrent l’écriture dravidienne. »

« ‘Bien des études ont été effectuées sur la véritable origine des castes. Les théories les plus fondées font remonter cette origine aux invasions de l’antiquité. Les Aryens à la peau blanche ne voulaient pas se mêler aux premiers habitants, les Dravidiens à la peau colorée (en sanskrit, le mot ‘caste’ se dit ‘varna’, et signifie ‘couleur’). Les premières mesures qui ont entraîné la division de la population en castes, ont été les lois interdisant les mariages mixtes entre Aryens et Dravidiens.’ (Merlin Stone, « Quand Dieu était Femme, p125, Éd. L’étincelle) », Du Sang Bleu à l’Encre Noire, Natou Pedro Sakombi, Chapitre I : Apparition des races à la lumière de la  génétique, La Théorie de l’Invasion Aryenne), aux Editions Emergo-Dagan, 2015

Ainsi, selon la théorie diopienne des deux berceaux primitifs, dans le berceau septentrional, la vie nomade dans les steppes aurait légué aux hommes l’instinct de prédation, les réflexes du chasseur et le comportement du guerrier. Les hommes vivent en groupes qui se concurrencent les uns les autres. Le groupe vainqueur s’empare des terres du groupe vaincu, ce dernier peut être exterminé (génocide) ou bien mis en servitude (esclavage). Pour les peuples nordiques, le groupe humain vaincu n’appartient plus à la sphère de l’humanité, il est déshumanisé et rabaissé au rang d’objet vivant. La femme a d’ailleurs très peu de place dans le berceau septentrional où le patriarcat domine.

Lettre Ouverte aux Militants des Etats Unis d’Afrique, Mahamane Yawali El Kougé, Editions Le Manuscrit

C’est notamment grâce à Hérodote que nous sommes en mesure d’affirmer, comme attesté dans l’ouvrage « Du Sang Bleu à l’Encre Noire », que les Aryas ont bel et bien envahi le pays d’Elam. Et après avoir vaincu les Elamites, fondèrent ce qu’ils appelèrent littéralement « le pays des Aryas », et que nous connaissons aujourd’hui comme l’ « Iran »:

« Des fouilles archéologiques sur le site de Shahr-e-Soukhteh (au sud-ouest de l’Iran) témoignent de la rencontre des Aryas avec une civilisation négro-africaine d’au moins 5000 ans plus ancienne que la leur, et qui peuplait déjà l’endroit depuis des millénaires: les Élam. Et effectivement, ces fouilles révèlent l’existence d’anciens rois Élam. Après leur exhumation, les scientifiques ont constaté que ces rois étaient bien de type négro-africain. On pourrait donc affirmer que les premières populations de la péninsule arabique étaient de race noire. » (Du Sang Bleu à l’Encre Noire, Chapitre II : Historiographie classique et apparition de la race caucasienne – Les Aryas dans la péninsule arabique)

elamite-img2

Il existe également dans l’idéologie occidentale cette notion d’animalité : l’homme reste un animal, mais un animal qui a autorité sur les autres :

« Le Rig-Veda ou « Ṛgveda » est un manuscrit considéré comme l’un des plus anciens textes indo-européens (en sanskrit védique). Il contient un ensemble d’hymnes sacrés qui tiennent leur origine de la tradition orale à l’époque où les Aryens étaient encore sur les plateaux d’Asie centrale. Ils auraient été progressivement écrits entre 1500 et 1200 av. J.-C. selon les indologues, les philologues et les linguistes, à savoir environ 800 ans après leur invasion initiale, ce qui démontrerait qu’il a fallu plusieurs centaines d’années aux Aryens pour maîtriser la langue écrite. Chaque hymne du Rig-Veda est dédiée à une divinité particulière. Dans l’hymne dédié à la divinité Indra, des versets représenteraient les Noirs comme des singes, des sous-hommes ou des démons. Ils ont parfois la forme d’un serpent et sont destinés à être exterminés. Une fois morts, les Noirs deviendraient des vaches ou des veaux. Or, le serpent et la vache font référence au Culte d’Aset (Isis) en Egypte. Simple coïncidence ? Voici, en guise d’exemple, un passage du Rig Veda faisant mention de la race noire (Rig-veda, POÉSIE LYRIQUE, page 210, verset 21) :

‘Que le vainqueur de Vritra, maître des vaches (célestes), nous fasse connaître ces vaches (divines). Sous la splendeur de ses rayons qu’il fasse disparaître les Noirs (Asouras). Qu’il préside aux prières de notre sacrifice; qu’il force et qu’il nous ouvre toutes les portes (du ciel)’» (Du Sang Bleu à l’Encre Noire, Natou Pedro Sakombi Chapitre I : Apparition des races à la lumière de la  génétique, Les textes du  Rig-Veda)

La récente ascension de l’homme du bassin septentrional lui procure l’impression d’une domination naturelle et illimitée sur toutes les autres créatures, par conséquent il utilise et abuse de la nature et des êtres vivants que par la conviction profonde qu’il en est l’être le plus fort. Pour justifier sa fictive domination sur la nature, il se complait dans l’illusion qu’il en a de la dominer. Et les penseurs occidentaux sont incontestablement les mieux placés pour parler d’eux-mêmes, de leur propre paradigme et de leur culture. Voyons quelques-unes de leurs définitions de l’homme :

► «  L’homme est un animal social » Aristote IVème siècle avant l’ère occidentale.

► « L’homme est le seul animal bipède » Diogène IVème siècle avant l’ère occidentale.

► « L’homme est le seul animal doué de raison » René Descartes XVIIe siècle.

► « L’homme est le seul animal bimane et bipède » Julen Virey XVIIIème siècle.

► « Le seul animal moral » dit Thomas Huxley XIXè siècle.

► « Un grand singe. Comme les chimpanzés, les bonobos, les gorilles et les orang- outans. » Pascal Picq

► « L’homme est le seul animal capable de réaliser ses désirs en changeant le monde, et il n’a réalisé jusqu’à présent que l’échange de sa force de vie contre la production et l’accumulation de marchandises ». Raoul VANEIGEM

  • L’Antiquité, le Moyen-Age et l’Epoque moderne et contemporaine

Il est essentiel de comprendre que durant la période antique, à Rome notamment, l’homme asservi appartient à une autre espèce humaine : « quasi secundum hominum genus sunt » ou  « diminuti capitis » pour citer le droit romain. Ainsi, afin de légitimer le droit d’exploitation de l’homme par l’homme, l’Occident impose la négation de l’humain asservi et impose son animalité. Cicéron prétendra d’ailleurs qu’il existe des « Nations nées pour l’esclavage » (De provinciis consularibus, Ciceron)

escla

Notons toutefois que dans l’Antiquité, l’esclave appartenait à la même race que son maître, et souvent il lui était supérieur en éducation et en savoir. Le fabuliste grec Ésope (vie siècle av. J.-C.), était d’ailleurs un esclave affranchi. Le latin Térence (-184,-159) était également un «esclave, ce qui étonnera tout de même Diderot. Et enfin, le philosophe grec Épictète (50, vers 130) était lui aussi un esclave. Ainsi, l’esclavage antique n’avait encore rien de racial mais était liée à la classe et à la notion du dominé-dominant.

Inutile de préciser que cette étude nous éclaire sur les raisons de la traite négrière, mais elle serait incomplète si l’on n’y mentionnait la traite arabo-musulmane. Il est coutume de déclarer que les Arabes ont été les plus grands esclavagistes de l’histoire, et cela, bien avant que les Occidentaux n’aient introduit la traite transatlantique. Mais analysons de plus près l’origine des Arabes et l’origine de cette négrophobie qui leur est attribuée.

La  et l’origine de la négrophobie arabe:

Si les motifs économiques étaient les plus évidents pour expliquer la conquête arabo-musulmane (le manque de main-d’œuvre entraînant le besoin d’utiliser des esclaves) on ne peut ignorer la dimension religieuse et raciste de la traite arabe. Punir les mauvais musulmans outraite_arabp_musulmane les païens tenait lieu de justification idéologique à l’esclavagisme : les dirigeants musulmans d’Afrique du Nord, du Sahara et du Sahel lançaient des razzias pour persécuter les infidèles.

Au Moyen Âge, l’islamisation était superficielle dans les régions rurales de l’Afrique. Les lettrés musulmans invoquaient la suprématie raciale des Blancs, qui se fondait sur le récit de la malédiction proférée par Noé dans l’Ancien Testament (Genèse 9:20-27). Selon eux, elle s’appliquait aux Noirs, descendants de Cham, le père de Canaan, qui avait vu Noé nu. Les Noirs étaient donc considérés comme « inférieurs » et « prédestinés » à être esclaves. Et dans plusieurs écrits d’auteurs arabes, les Noirs étaient tout bonnement comparés à des animaux. (Serge Bilé, Quand les noirs avaient des esclaves blancs, Pascal Galodé éditeurs, Saint-Malo, 2008, p.43).

On sait notamment que le poète Al-Mutanabbi méprisait le gouverneur égyptien Abu al-Misk Kafur au xe siècle à cause de la couleur de sa peau (Serge Bilé, Quand les noirs avaient des esclaves blancs, Pascal Galodé éditeurs, Saint-Malo, 2008, p.61), et que le mot arabe « abid » qui signifiait « esclave » est devenu à partir du VIIIe siècle plus ou moins synonyme de « Noir ». Ces jugements racistes étaient récurrents dans les œuvres des historiens et des géographes arabes : ainsi, Ibn Khaldoun a pu écrire au xive siècle :

« Les seuls peuples à accepter vraiment l’esclavage sans espoir de retour sont les nègres, en raison d’un degré inférieur d’humanité, leur place étant plus proche du stade de l’animal ».

Ainsi, il est étrange de retrouver cette vielle notion aryenne d’animalité reliée au Noir (présente notamment dans les textes du Rig Veda) chez certains auteurs arabes de l’époque. En outre, certains pans de l’histoire incitent à penser que ces intellectuels arabes qui propagèrent ces idées négrophobes n’étaient pas si éloignés des Aryens et qu’il pouvait carrément s’agir de leurs aïeuls. Voici ce que l’ouvrage « Du Sang Bleu à l’Encre Noire » nous en dit :

« En 224 avant J.-C., la seconde dynastie persane (les Sassanides) et l’Empire byzantin, deux empires noirs également, avaient le contrôle sur les derniers envahisseurs Blancs (les Turcs, qui étaient des Aryens qui avaient été chassés de l’Asie par les Mongols). Toutefois, les armées islamistes de Mahomet réussirent à conquérir la Perse vers 651 avant J.-C. Mais la plupart des Arabes était analphabète et inapte à diriger un pays, et encore moins un empire.

Ainsi, les Blancs, qui avaient été les vassaux des Perses prirent rapidement le contrôle, non seulement de l’Empire perse mais aussi de la sphère intellectuelle et religieuse des Arabes. Ce seraient donc les écrivains et les intellectuels qui écrivirent les hadiths ; parmi eux, Al-Bukhari qui était un Tadjik, Al-Tabari et Ishaq ibn Khuzaymah qui étaient tous deux des Parthes. Les autres étaient soit des Bactriens, soit des Sogdiens ou autres. La victoire arabe sur la Perse permit aux Turcs (anciens Aryens chassés de la Mongolie), alliés des Arabes, d’avoir libre cours sur l’Europe de l’Est et l’Anatolie. Ainsi, en 1453, les Turcs réussirent à détruire l’Empire Romain d’Orient. Ils créèrent un grand empire : l’Empire Ottoman, qui persista jusqu’à la fin de la Première Guerre Mondiale.

Selon les théoriciens de la mélanine, si aujourd’hui la quasi- totalité des populations d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient se ressemblent, c’est parce qu’ils sont tous des descendants de Turcs mulâtres de l’Empire Ottoman. Et avec la Perse et les territoires de l’Empire romain d’Orient qui étaient dès lors contrôlés par les Blancs, les autres empires noirs ne pouvaient plus persister. » (Du Sang Bleu à l’Encre Noire, Natou Pedro Sakombi, Chapitre IV: L’hégémonie aryenne en Occident – de l’Antiquité à la chute de l’Empire Romain)

Toutefois, durant ces deux siècles particulièrement troublés, les guerres firent naître chez divers peuples une certaine idée de nation et de défense, ainsi que des valeurs qui la représentent. L’exemple de la guerre de Cent Ans est en cela significatif car c’est à ce moment-là que les naissent les premiers sentiments nationaux français et anglais. Or, cette idée de nation s’appuie sur le passé et l’Histoire des deux royaumes respectifs, d’où l’apparition de certains récits mythologiques et épopées antiques des états européens tels que l’Odyssée, l’Iliade, la Légende du Roi Arthur ou la Chanson de Roland (France), Beowulf (Grande Bretagne), Le Cid (Espagne), etc… Ils élèvent la fierté des nations affranchies de l’Empire déchu. On assiste de ce fait à la fondation des grandes « histoires nationales » où chaque historien mettra en valeur les qualités (le « génie ») de son peuple dans ses écrits. L’histoire est surtout influencée par le nationalisme, voire le racisme.

C’est à cette époque que va démarrer une sorte de « solution finale » à l’égard des Noirs d’Europe. Les Maures sont pour la plupart de confession musulmane, il faut donc les éradiquer.

Le point de départ du Négrocide historique

Les Maures ont trois choix : se convertir au Christianisme, se voir expulsés d’Europe ou se faire tuer. La « limpieza de sangre » (en espagnol) ou limpeza de sangue (en portugais), qui signifie « pureté de sang», est un concept qui s’est développé en Espagne et au Portugal à partir de la fin du XVeme siècle. Il renvoie à la qualité de vieux chrétien, dénué de toute ascendance juive ou maure, par opposition aux nouveaux chrétiens, juifs ou musulmans convertis (le plus souvent par la force) et dont on doutait de la réalité de la foi. Cette obsession de la pureté de sang entraînera, aux XVIeme et XVIIeme siècles, l’interdiction pour tous ceux ne pouvant se prévaloir de ce  statut d’accéder aux principales institutions civiles ou ecclésiastiques espagnoles, en exigeant pour tout candidat souhaitant intégrer ces corps, de produire un statut de pureté de sang appuyé sur une longue et coûteuse enquête. Notons que 95 % des accusés à comparaître devant l’Inquisition durant les quarante premières années de l’institution sont des néoconvertis chez qui l’on devait écarter toute suspicion d’appartenir à l’Islam. Mais bientôt cette considération va s’étendre au niveau racial. Etre noir ou avoir la peau basanée renvoie forcément à une appartenance mauresque voire musulmane. Les vielles familles chrétiennes veillaient de ce fait à ne pas déchoir en mêlant leur sang à un individu issu d’une famille aux origines plus troubles ; d’où la prospérité de l’industrie du faux de l’époque, compte tenu de la nécessité pour les familles disposant de néoconvertis dans leur lignage de se fabriquer une ascendance immaculée (Bartolomé Bennassar, Histoire des Espagnols, volume 1 : VIe-XVIIIe siècle, Armand Colin, 1985, p. 507). Notons que cette volonté de se « blanchir » pouvaient également toucher les élites, voire les familles royales et Deslozières  ne pouvait pas mieux le décrire dans  « Les égarements du Négrophilisme » :

« Par le métissage, le sang noir attaquerait en France jusqu’au cœur de la nation en déformant les traits et en brunissant le teint. »

Oliver_Cromwell.jpg

Cette nécessité d’éradiquer les Noirs d’Europe est largement présentée dans l’ouvrage « Du Sang Bleu à l’Encre Noire » :

 « Pendant la période médiévale, des centaines de guerres raciales et religieuses furent livrées. Selon la vision afrocentriste, la Guerre de Trente Ans par exemple, était la seule guerre que les Blancs reconnaîtront comme apolitique. Et en Allemagne, même si les Noirs et les Mulâtres continuèrent à régner sur le Saint Empire Romain Germanique pendant encore quelques temps, le vrai pouvoir noir aurait été brisé lors de la guerre de Trente Ans. Les survivants noirs et des prisonniers de ces guerres seraient arrêtés et envoyés en Colombie. Ainsi, selon la thèse afrocentriste, les guerres civiles, l’ascension d’Oliver Cromwell, et la chute de la maison des Stuart marquèrent la chute de la domination noire en Grande- Bretagne. Et ce que Cromwell mit en place se poursuivit certainement sur des centaines d’années: les Blancs victorieux en Allemagne et en Grande-Bretagne expédiaient les survivants noirs des guerres, ainsi que les prisonniers de ces guerres en Amérique du Nord et dans les Caraïbes, sous des contrats de serviteurs et d’esclaves. Des manifestes d’expédition de cette époque auraient produit la preuve de ces activités. C’est de cette manière, d’après une vision très éloignée de l’historiographie classique, que le Noir fut chassé d’Europe et que son règne en Europe fut brisé. Toutefois, le Noir ne se serait pas laissé faire, car ce fut un processus sur plusieurs siècles. L’ouvrage « White People, Indians, and Highlanders: Tribal Peoples and Colonial Encounters in Scotland and America » de Colin G. Calloway fait référence à cette fameuse démarche de Cromwell :

Les Macleods de Dunvegan subirent d’énormes pertes lorsqu’Oliver Cromwell battit les Ecossais à Worcester. Cromwell transporta des centaines de prisonniers écossais et en fit des esclaves sous contrat en Virginie et dans les Antilles. Cromwell envahit l’Ecosse en 1650 et 1651 et construit un fort à Inverness pour préserver la paix du pays’, écrit Daniel Defoe, qui a visité la région dans les années 1720. » (Du Sang Bleu à l’Encre Noire, Natou Pedro Sakombi, Chapitre IV: L’hégémonie aryenne en Occident – de l’Antiquité à la chute de l’Empire Romain)

Dès lors, pour l’Europe médiévale, l’homme Noir a hérité de la couleur du Diable, il représente le diable en personne :

diable« De sa large bouche et de ses narines sortaient la flamme et une fumée sulfureuse. Par son noir visage, il ressemblait à un éthiopien féroce : ses cheveux et sa barbe se hérissaient, tordus comme des serpents ; ses yeux rouges comme le feu lançaient les éclairs. » Blasius Mélanès

De même les vierges noires présentes partout en Europe sont diabolisées en sorcières et parfois elles sont tout simplement repeintes en blanc. La sémantique associée au couple de couleurs opposées Noir/Blanc est liée à la présence de Noirs en Europe médiévale avec l’invasion des Maures. L’Eglise participa donc à éradiquer la présence des Noirs d’Europe et s’ingénia à accentuer le côté négatif de la couleur noire car les Maures représentaient un danger et une menace pour le christianisme. Pourtant, comme le dira Ama Mazama :

« Jésus n’était pas un européen, qu’il n’avait jamais mis les pieds en Europe, et qu’il n’avait par conséquent sûrement pas les cheveux blonds et les yeux bleus que nous lui connaissons aujourd’hui »  Ama Mazama, L’impératif afrocentrique, Paris, Menaibuc, 2003, p68.

Et si la Renaissance était non pas la période de redécouverte de la Culture Antique [gréco-romaine], mais en réalité l’époque de la fabrication de ces textes, classés plus tard comme antiques, et une « volonté caractérisée de falsification de l’Histoire » ? C’est d’ailleurs de cette idée qu’est né le courant du « révisionnisme récentiste », selon lequel la chronologie universellement admise des faits historiques est erronée. Ainsi, l’académicien russe Anatoli Fomenko affirme que

« Toutes les histoires prétendument anciennes de Grèce, Rome, Égypte, Chine ne sont que des réécritures tardives, effectuées à la Renaissance à partir du récit d’événements survenus en réalité au Moyen Âge » Mischa Gabowitsch, Fomenko et la nouvelle chronologie, Paris, 2009 (Lire aussi « Mais où est donc passé le Moyen Âge ? – Le récentisme », Les éditions Hades 2013)

 

Conclusion

Il est évident que l’engouement effréné des notables, des humanistes, des souverains et de l’Eglise pour les manuscrits antiques pendant ces périodes du Moyen-Âge et de la Renaissance, sans oublier cette nécessité d’éradiquer une présence noire de plus de 700 ans en Europe, est trop surprenant, voire étrange pour qu’il soit honnête ! Il est donc tout à fait plausible que la bonne foi des auteurs antiques quant à leurs connaissances venues d’Egypte ait été effacée à cette époque. Toute la connaissance qui venait d’Egypte mais aussi des Maures ont alors été récupérés par les Occidentaux :

« Aux sources Egyptiennes du savoir», volume II, Système et anti-système Cheikh Anta Diop et la destruction du logos classique, Grégoire Biyogo, Editions Menaibuc

maures2« La Renaissance fait partie du courant le plus important d’Europe. Or, bien avant cette renaissance occidentale, les Maures, que les Espagnols appelaient « les Musulmans » et qui, comme nous venons de le voir, peuplèrent l’Espagne pendant près de 700 ans, possédaient une civilisation extrêmement riche sur le plan artistique, scientifique, littéraire et commercial. Certains historiens s’accordent à penser que c’est cette civilisation qui éclaira l’Europe et la fit sortir de l’âge des ténèbres pour inaugurer sa fameuse Renaissance (à Tolède) ; d’ailleurs, ces influences culturelles et intellectuelles seraient encore présentes aujourd’hui. L’Europe médiévale était une période misérable. La plupart de la population ne savait ni lire, ni écrire, la superstition et la barbarie régissaient les sociétés et la propreté se faisait rare. Dans son livre, « The Day The Universe changed » (p. 32), l’historien James Burke décrit la manière de vivre des Européens de l’époque médiévale:

‘Les habitants jetaient toutes leurs ordures dans les fossés situés au milieu des rues étroites. Les rues étaient probablement envahies par la puanteur, même si on n’en fait pas beaucoup mention dans les sources de l’époque. Les roseaux et la paille utilisés pour couvrir les planchers de terre battue étaient mêlés à de l’urine et à des excréments.’ » (Du Sang Bleu à l’Encre Noire, Natou Pedro Sakombi, Chapitre V : Les peuples de l’Antiquité – sources littéraires anciennes : Les Maures)

 

Natou Pedro Sakombi

Femme africaine et colonisation: entre soumission, résistance et émancipation

Certains pans de l’histoire de l’Afrique ont eu et continuent à avoir des répercussions désastreuses sur les populations et les sociétés africaines d’aujourd’hui. Voilà pourquoi seule une analyse objective  du passé permettra de confronter les plus sceptiques, ceux-là mêmes qui pensent qu’il faut « oublier » et « se réconcilier » avec le passé douloureux de l’Afrique… histoire d’y croire! 

Ainsi, le modèle sociétale occidental qu’il fallait impérativement instaurer dans les colonies prévoyait l’éradication rapide et efficace d’un système qui avait pourtant fait ses preuves durant des siècles en Afrique: le matriarcat. Et pour se défaire de ce système complètement à l’opposé du paternalisme à l’occidental, il fallait à tout prix « canaliser » et « museler » l’actrice principale de ce système politico-social bénéfique pour l’Afrique et dangereux pour ses pilleurs:  la femme africaine. Dès lors, pas étonnant qu’aujourd’hui encore, la représentation féminine dans les organes de décisions et postes à responsabilité en Afrique soit si moindre. Et la racine de ce mal se trouve sans équivoque dans cette propagande destructrice pensée et organisée par l’administration coloniale et qui en réalité avait déjà débuté depuis la traite et l’esclavage. Voyons de quelle manière cette mauvaise publicité de la femme africaine fut introduite dans certaines colonies, dans le but d’éradiquer le matriarcat et voyons de quelle façon, les premiers acteurs d’une Afrique indépendante tentèrent tant bien que mal de redonner à la femme africaine ses titres de noblesse. 

001

Avant la colonisation

Durant la grande époque de l’Afrique Impériale, que certains historiens situent entre 300 à 1500 après J-C, le rôle prépondérant de la femme africaine s’est révélé à travers le matriarcat, système politico-social instauré pratiquement dans toute l’Afrique . Et en effet, avant l’esclavage et la colonisation, la femme africaine était une actrice considérable dans les institutions politiques, sociales, économiques et religieuses, dans lesquelles elle occupait des postes à haute responsabilité (chef d’armée, guerrière, reine, impératrice, prêtresse, …), alors qu’en France, par exemple, Olympe de Gouges, femme de lettres et femme politique française, considérée comme l’une des pionnières du féminisme français, était guillotinée le 3 novembre 1793 pour avoir rédigé une déclaration des droits de la femme.

Voici ce que le grand Cheikh Anta Diop nous rappelle au sujet du matriarcat:

« Le matriarcat n’est pas le triomphe absolu et cynique de la femme sur l’homme ; c’est un dualisme harmonieux , une association acceptée par les deux sexes pour mieux bâtir une société sédentaire où chacun s’épanouit complètement en se livrant à l’activité qui est la plus conforme à sa nature physiologique. Un régime matriarcal, loin d’être imposé à l’homme par des circonstances indépendantes de sa volonté, est accepté et défendu par lui » (« L’Unité culturelle de L’Afrique Noire »,  Cheikh Anta Diop, Presence Africaine, 1982 page 114).

Bien évidemment, dans ce type sociétal africain, l’éducation des filles occupait une place primordiale, eu égard aux rôles de responsable de l’harmonie familiale et de pilier de la société  qu’elles se devaient de jouer. Et pour illustrer cette idée, M’zee Lombe Mwembo, auteur et docteur en sociologie, nous propose de comparer le rôle de la femme africaine à celui d’un “ministre de l’intérieur”, puisque les affaires familiales et sociétales, voire nationales, était de son ressort, alors que le garçon était éduqué pour devenir une sorte de “ministre des affaires étrangères”. Et en effet, le garçon se devait de protéger la famille, la société et la nation de l’extérieur. Il lui était concédé un rôle viril qui était notamment marqué par une initiation qui se soldait par une circoncision sans anesthésie qui déterminait son endurance et sa résistance.

Le cas des Baluba du Kongo constitue un exemple parfait de l’importance voué à l’éducation de la fille: chez les Baluba du Katanga, il existait une distinction entre les “bintu” (les choses inanimées), le “muntu” (l’humain) et les “banyeme” (les animaux). Toutefois, le muntu n’était considéré que lorsqu’il avait pu acquérir le “buntu”, à savoir les valeurs par l’éducation. Voilà pourquoi l’éducation revêtait une importance considérable. Il était d’ailleurs de la responsabilité de tout un village d’éduquer chaque enfant. L’initiation des filles se soldait par le “butanda”, un concept assez significatif du rôle de la femme, puisqu’il peut être traduit par “la préparation du lit”. Loin de toute connotation péjorative, car il faut y comprendre que le rôle de la femme était de résoudre les conflits familiaux dans le sens restreint, non pas aux yeux du public mais dans sa chambre à coucher, à l’abri des regards. Ce rôle pouvait sans équivoque s’étendre à la résolution des problèmes exogènes à la famille restreinte, et endogènes à la société, voire à la nation.

Si la participation de la femme dans les organes de décisions est aujourd’hui si pauvre, il faut savoir que dans les sociétés anciennes, la femme pouvait véritablement être considérée comme une ministre des affaires intérieures: elle s’occupait de la résolution des conflits familiaux internes, de la santé (soins des membres de la famille), de l’économie (gestion des ressources financières du ménage), de l’énergie (gestion de l’eau et du feu; cfr chez les Bakuba où la femme était détentrice du feu sacré dont elle avait reçu le secret divin).

Durant la colonisation

Les premiers colons qui tentèrent d’endoctriner les populations africaines séduisirent ces dernières par la modernisation. C’est l’exemple de la reine Muzinga a Nzeza du Kongo qui deviendra Ndona Leonor en 1491 suite à son baptême chrétien. Cette dernière fut en effet persuadée que la conversion et l’acculturation allaient mener son royaume vers la modernisation; le système de matrilinéarité prendra d’ailleurs fin lorsque son fils Alfonso lui succédera et poursuivra ce processus d’acculturation. Toutefois, à partir de 1704, des femmes kongos vont se lever pour unifier le royaume: Yaya Mafuta,  Kimpa Vita ou Nzinga Mbandi en sont les plus beaux exemples.

homo9Toutefois, il y a lieu de noter que la colonisation et l’acculturation de l’Afrique ne se sont pas opérées sans résistance, car dans cette lutte contre les envahisseurs étrangers, les femmes africaines jouèrent un rôle significatif. Ainsi, l’histoire nous rappelle ces grandes figures féminines et résistantes telles que:

  • Ndate Yalla Mboj:  reine wolof et première force de résistance lorsque les colons français entrèrent sur le territoire du Sénégal
  • Yaa Asantewa: reine-mère du Royaume d’Ashanti qui lutta contre les colons britanniques
  • Nzinga Mbandi Kia Ngola: reine du Royaume de Matamba qui défenda son territoire contre les Portugais
  • Les Minos du Dahomey (actuel Bénin), appelées de manière erronée “Amazones”, qui dirigeaient l’armée du Roi Behanzin et luttèrent contre les colons français
  • Nehanda Buya du Zimbabwe qui créa un soulèvement de la population pour lutter contre les envahisseurs anglais

… et bien d’autres, à découvrir sur le site de “Reines & Héroïnes d’Afrique” (https://reinesheroinesdafrique.wordpress.com/)

De la même manière, la religion de l’envahisseur n’a su s’imposer aussi facilement qu’il est coutume de penser puisqu’elle a rencontré des résistances sous plusieurs forme. Prenons le cas de l’entreprise française dans les colonies de l’Afrique du Nord, tel que nous le propose Frantz Fanon, dans son ouvrage “Sociologie d’une Révolution”. Fanon nous y explique que la femme voilée représentait une résistance visible à la colonisation et à la conversion culturelle, alors que la femme dévoilée représentait la colonisation réussie, la conversion culturelle et religieuse.


relL’administration coloniale occidentale viendra apporter un changement décisif dans l’organisation sociétale africaine et dans le rapport des genres. Ayant compris le rôle et l’impact de la femme dans les sociétés ancestrales africaines et afin d’étendre leur domination, les colons vont réduire à outrance  la participation active de cette dernière. Ainsi, une propagande destructrice va être minutieusement introduite en Afrique pour minimiser et canaliser le rôle de la femme africaine.
  

Un  exemple pertinent pour illustrer cette propagande contre la femme africaine, c’est celui du portrait de la femme congolaise dressé par le Révérend Père Vermeersch dans le Congo Belge. L’homme d’Eglise sera en effet le premier à la décrire et à la catégoriser, dans le seul but de dégager les moyens permettant de lui concéder une nouvelle place dans un paysage colonial nécessairement genré. Il distinguera donc trois types de femmes congolaises:

  • La femme polygame, considérée comme une esclave et faisant partie d’un troupeau dont le mari est le berger (la métaphore soigneusement choisie renvoie volontairement à une image de femme réduite au rang d’animal – le lecteur averti pensera certainement, et à juste titre, qu’ici, c’est l’hôpital se moque de la charité!)
  • La femme ménagère du Blanc, une esclave sexuelle, avec un accent placé non pas sur le comportement abusif du maître mais sur le côté bestialement aguicheur et intéressé de la femme congolaise (on parlerait naturellement de prostituée de nos jours! )
  • La femme chrétienne, libérée, produit réussi de la mission civilisatrice occidentale. C’est la femme vertueuse, celle qui mérite le respect (mais surtout celle à qui l’on fait croire qu’à force de soumission au programme d’éducation imaginée pour elle par l’administration coloniale, elle atteindra le même niveau que la femme blanche).

C’est de cette dernière que les colons font l’apologie, en créant une femme africaine chrétienne, monogame, attachée aux valeurs familiales et surtout bonne génitrice.

Cependant, dans cette démarche il y a lieu d’ouvrir grands les yeux sur l’autre face de l’iceberg. En effet, cette procréation encouragée par les colons à travers les valeurs chrétiennes est en réalité liée à un projet destiné à agrandir la main d’oeuvre nécessaire à la colonie. Parallèlement, l’éducation offerte aux hommes a quant à elle un seul but: former des auxiliaires administratifs.  Ainsi, quand bien même les titres d’ « évolués » promettent aux Congolais de devenir aussi « puissants » que les Blancs par exemple, ils ne sont  pas formés pour occuper des postes à responsabilité. L’éducation qu’offre le colon n’est pas imaginée pour développer une conscience nationale chez l’Africain, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle, pendant longtemps, et ce fait perdure jusqu’à nos jours, la soi-disante élite d’intellectuels africains souffrira de cette inaptitude à tenir des postes à responsabilité, lacune qui se faisant ressentir dès les premières heures des indépendances africaines, lorsque les états souverains sont en pleine création. C’est de cette manière que l’éducation traditionnelle sera rejetée et considérée avec mépris et que les valeurs africaines seront réduites à une barbarie qu’il faudra tôt ou tard éradiquer.

Sans titre 1

Les femmes africaines seront minutieusement sélectionnées et se verront offrir des formations de puéricultrices ou d’aides-ménagères. Mais il y a des conditions pour accéder à ces formations: elles doivent être mariées monogamiquement, savoir lire et écrire et faire preuve d’une conduite morale irréprochable. Et c’est aux bonnes sœurs que l’on confie ces tâches de formatrices, même si ces dernières, en dépit de leur ‘charité’,  ne feront qu’agraver la situation des femmes africaines, puisqu’elles transposeront sur leurs jeunes élèves leur propre sentiment d’infériorité.

tumblr_n12s5hppiI1s8kic3o2_400

Certaines femmes africaines vont répondre à ce paysage colonial volontairement genré par la création spontanée d’une forme de vie associative féminine (sociétés secrètes, associations de danse, tontines, etc.). Et cette sororité nouvelle, finalement éloignée du concept de complémentarité homme/femme des anciennes sociétés africaines, sera également observée auprès des commerçantes africaines,  faisant désormais « bourse à part » de leur mari.

tumblr_n12s5hppiI1s8kic3o5_400En revanche, dans la plupart des cas, la femme africaine devient un instrument de production majeur, exploitée par les hommes de la famille selon le modèle encouragé mais surtout imposé par l’administration coloniale. Voilà comment la nouvelle croyante africaine, illettrée ou « instruite », à qui l’on fait croire que la conversion conduit à la vertue, à qui l’on a fait croire que sa culture et sa spiritualité africaines sont à bannir car « sauvages » et « barbares », est paradoxalement réduite à une véritable « bête de somme ». C’est clairement la fin du matriarcat,  la femme n’existe que par son lignage d’appartenance, qu’il s’agisse de sa propre famille ou de celle de son époux: elle est  la fille, la sœur, l’épouse ou la mère de l’homme dominant. C’est d’ailleurs pourquoi certaines femmes africaines des sociétés post-coloniales n’eurent pas le droit d’aller gagner leur vie au dehors, même en tant que domestiques, ce qu’elles étaient pourtant devenues chez elles!  Notez par ailleurs que c’est de cette situation que naîtra le surnom de « boys » donné aux gens de maison, employés par les colons et qui souvent étaient des des hommes.

A la veille et aux premières heures des Indépendances africaines

lum8A la veille et aux premières heures des Indépendances, un grand nombre de ces femmes africaines qui avaient bénéficié d’une instruction coloniale pour accéder à des postes d’infirmières, de sages-femmes, de puéricultrices ou, plus tardivement, d’ institutrices, (notez la vocation sociale liée à ces métiers) entrèrent dans le monde du travail salarié «moderne ». Et aux yeux des nouveaux chefs d’Etats africains, elles sont sans équivoque des moteurs socio-économiques majeurs et d’éventuelles homologues politiques. Toutefois, si lors de la Conférence des peuples africains d’Accra en 1958 , les pères du panafricanisme qui pensent à renouer sur certains points avec les anciens modèles sociétales pré-coloniaux, discuteront de la question de la femme. Mais malgré cela, c’est une présence féminine encore timide qui se dessine dans le paysage politique de l’Afrique nouvellement indépendante, un fait certainement lié à l’existence d’une dichotomie entre la femme émancipée et la femme au foyer. Il y a en effet lieu de savoir que dans ces nouvelles sociétés africaines « libres », pour certains intellectuels africains de sexe masculin, la femme instruite fait peur. Et pour cause, ils considèrent que leur absence des foyers pour des raisons professionnelles peut mettre en péril l’équilibre de la famille, et par extension, l’équilibre de la société. Ainsi, les nouveaux chefs d’état africains encourageaient volontiers l’émancipation de la femme, valorisaient la femme travailleuse, tout en continuant à accorder à la femme au foyer une valeur toute aussi capitale, voyant en elle une actrice non négligeable pour l’équilibre familial et sociétal. Il n’est donc pas étonnant que dans une société où la question de l’homme instruit et travailleur ne pose absolument aucun problème, puisqu’il ne nuit pas à l’équilibre familial, l’éducation des garçons soit privilégiée. Par conséquent, la représentation féminine dans les postes à responsabilité ou organes de décision ne peut que rester très faible. Et il n’est pas étonnant de constater que des femmes africaines se lèvent pour revendiquer certains droits ou certaines parités, alors qu’il fut un temps ou la complémentarité homme-femme était le socle des sociétés africaines.

Par Natou P. Sakombi pour RHA-MAGAZINE – (Directrice de la publication / Rédactrice en chef ): https://www.facebook.com/Natou-Pedro-Sakombi-1703163179968105/

 

Sources : 

  • La Poésie initiatique des jeunes filles. (Le butanda chez les Baluba). Mémoire de graduat en français-linguistique africaine. Kasongo Mashinda Micheline. Lubumbashi : Institut Supérieur Pédagogique (ISP), 1993, II-44 p.
  • Le Développement National Congolais est Impossible sans Eduquer les Femmes. M’zee Lombe Mwemo. kongoshalom.wordpress.com; décembre 2010
  • La mission chrétienne à l’épreuve de la tradition ancestrale (Congo belge 1891-1933). Flavien Nkayi Malu. Ed. Karthala. Collection « Mémoire d’Eglise »; novembre 2007

  • Sociologie d’une révolution (L’an V de la révolution algérienne). Frantz Fanon. Paris: François Maspero, Editeur, 1972
  • L’Unité culturelle de L’Afrique Noire,  Cheikh Anta Diop, Presence Africaine, 1982
  • Les Africaines. Histoire des femmes d’Afrique noire du XIXe au XXe siècle, Catherine COQUERYVIDROVITCH, Paris, Desjonquères, 1994 

Lumumba sur la question de la femme: le dilemme du héros national, de l’époux et de l’amant

lum7Les idées de Patrice Emery Lumumba au lendemain d’un Congo qu’il pensait libéré du joug colonial n’étaient nullement dissociées d’une vision panafricaine. Persuadé de la nécessité d’une Afrique unie où les sociétés seraient plus ou moins régies selon un modèle homogène, c’est à son retour de la Conférence des peuples africains d’Accra, en 1958, qu’il réfléchira déjà à la manière dont le Congo s’inscrirait dans ce projet unificateur. Si 1960 aura marqué une victoire certaine et l’aboutissement d’idées longuement réfléchies et appliquées, notamment grâce à son contact avec les pères du panafricanisme, la question de la femme , discutée brièvement au Ghana, occupera  une place considérable dans la feuille de route du premier ministre qu’il deviendra. Mais comment imaginait-il le rôle de la femme dans les sociétés indépendantes congolaises et africaines de son époque? Et quel était son rapport aux femmes? A la lumière de ses propres écrits, des anecdotes tirées de ses proches, tentons de comprendre sa vision pour la femme congolaise et africaine, qui, comme nous le verrons, l’aura entraîné à ses dépens dans un dilemme assez délicat.

lum1

La femme comme actrice socio-économique majeure de la société congolaise et africaine

Alors que le paysage colonial excluait la participation de la femme congolaise dans les postes de décisions, Lumumba la considérait non seulement comme l’un des moteurs socio-économiques majeurs de la  jeune République du Congo mais aussi comme une éventuelle homologue politique. Et l’on sait que les idées de Patrice Emery Lumumba sur la question de la femme avaient commencé à germer depuis la seconde moitié des années cinquante. En effet, en 1956, il mettra sur pied l’Association Libérale, composée de dix hommes et de dix femmes, dont l’un des volets était d’éduquer la femme congolaise par le biais de cours du soir. Dans son ouvrage Le Congo, terre d’avenir, est-il menacé?, il mettra en avant les quatre principaux fléaux qui, selon lui, menaçaient l’émancipation de la femme : la déscolarisation précoce des filles, le mariage forcé des jeunes filles, l’attachement des jeunes époux à leur foyer parental et l’absence prolongé du mari pour des causes professionnelles. Et si Lumumba tirera ces observations d’un paysage colonial « genré » et discriminatoire où 9% seulement des filles entre 5 et 15 ans sont éduquées (il y a d’ailleurs lieu de rappeler que la première femme diplômée du Congo, Sophie Kanza, n’obtint sa licence en sociologie qu’en 1964) sa vie privée lui servira également de baromètre.

Dans sa biographie écrite par Jean Omasombo, « Lumumba, acteur politique », il déploie sa vision de la femme congolaise en tant que citoyenne égale à l’homme et capable de contribuer efficacement à la prospérité et à la croissance économique du Congo, voire de l’Afrique .

Dilemme entre nécessité politique et vie privée

Quand il s’agit du grand Patrice Emery Lumumba, la tendance veut que l’on évite d’ouvrir les discussions autour de ses relations privées avec les femmes. D’aucuns se focaliseront plutôt sur l’aspect politique du personnage, en l’occurrence, sur les actes et les discours qui firent de lui ce héros connu à travers le monde. Or, la personnalité de l’homme et ses rapports avec les femmes, en dehors de la sphère politique, nous en disent long sur le regard qu’il portait à la femme congolaise et africaine de son époque. Ainsi, les proches du héros national  parlent d’une certaine faiblesse qu’il démontrait pour la femme lettrée et intellectuelle. Mais en même temps, il concédait à la femme au foyer une valeur toute aussi capitale, voyant en elle une actrice non négligeable pour la société et l’équilibre de la famille, tant dans le sens large que restreint.

lum4
Andrée Blouin

Dans son ouvrage My Country Africa,  la centrafricaine Andrée Blouin, qui fut la chargée de protocole de Lumumba et, aux dires de certains, également sa maîtresse, évoque la frustration de Pauline Opango, épouse du héros national, face à celle qui était devenue la secrétaire personnelle du premier ministre, à savoir Alphonsine Batamba Masuba, ex-miss Stanleyville 1956. Pauline Lumumba aurait observé la fascination que son époux vouait à cette femme que l’on disait très intelligente et aurait exigé qu’il lui offre également des études. Patrice aurait refusé, préférant voir en Pauline cette femme au foyer et cette épouse dévouée, pour qui, bien qu’elle fut moins éduquée, il vouait une admiration extrême. Et si ce refus entre en parfaite contradiction avec le discours émancipateur du premier ministre, d’aucuns ne comprendront son projet d’envoyer Alphonsine Batamba à Brazzaville pour y parfaire ses études à l’université, projet qui sera avorté à cause de son assassinat, alors que l’ex miss attendait famille.

 

Que penser de l’attitude de Lumumba? Le défenseur de la cause féminine africaine pensait-il que l’éducation ne devait pas forcément concerner toutes les femmes?

lum3Aussi, des sources déclarent que l’appartement du boulevard du 30 Juin, à Royal, où il avait installé Alphonsine, était devenu le lieu de rencontre des membres du MNC. Par ce choix, Lumumba aurait-il préféré préserver son foyer privé, havre de paix où Pauline régnait en épouse officielle? Et aurait-il choisi de faire du foyer d’Alphonsine, l’intellectuelle, un lieu d’effervescence, de va et vient constant et d’échange d’idées où la maîtresse de maison participait aux débats? L’une aurait-elle mieux compris ou géré le contexte de ces réunions, souvent imprévues, que l’autre? L’on ne saurait épiloguer de façon objective sur les choix de Lumumba. Néanmoins, nous constatons l’existence de ce qui ressemble à un dilemme entre la mise en pratique de ses idées progressistes dans la nouvelle société congolaise, et le maintien d’un rôle plus traditionnel pour sa propre femme. Le premier aspect concédait à la femme un rôle d’actrice au développement socio-économique et politique, en dehors du foyer familial, alors que le deuxième la préservait des contraintes professionnelles, lui permettant ainsi d’assurer, par son omniprésence à la maison, un équilibre familial.

lum6

Entre deux chaises, une période de transition…

Outre les jugement subjectives sur les choix de vie personnels du leader, il serait prétentieux de notre part, spectateurs d’une époque tellement éloignée des contextes modernes, de critiquer cette nécessité que Lumumba voyait en la co-existence de ces deux catégories de femmes: d’une part, la femme au foyer, pas nécessairement lettrée et veillant à l’équilibre familiale , et d’autre part, la femme bureaucrate, actrice dans la fonction publique ou dans l’arène politique.

Il ne faut pas perdre de vue qu’à cette époque, le Congo se remettait à peine d’une société excluant le matriarcat et répondant au modèle colonial où la femme n’a que très peu de place. Le premier ministre se retrouvait alors prisonnier d’un contexte intermédiaire, à tel point qu’il hésitait à voir un changement brusque s’opérer dans son propre foyer. Et en effet, à cette période où le Congo s’apprête à accueillir les premières femmes universitaires,  la majorité des mamans congolaises sont des femmes au foyer,  généralement non-lettrées et dont les activités professionnelles, lorsqu’elles existent, n’exigent que peu de temps et concernent des négoces privées dans un environnement proche (quartier, village, marché, …).

lum2Dans ce refus de lui offrir des études, ne voyons pas chez Lumumba un manque de considération à l’égard de son épouse ou à l’égard des femmes au foyer. N’oublions pas qu’en 1956, c’est le même Lumumba qui, parmi les fléaux qu’il dénonçait et qu’il accusait d’être des freins à l’émancipation de la femme congolaise,  évoquait l’absence au foyer des époux  pour des raisons professionnelles. Il s’agit là d’une situation qu’il connait dans son propre foyer, pour laquelle il souhaiterait trouver des solutions et qui témoigne de sa sensibilité au sort de la femme et de la famille. Il semble faire un point d’honneur à l’équilibre psychologique de la femme, ce qui n’est pas en marge de ses revendications socio-politiques. Il n’hésite par exemple pas à dénoncer les mariages forcés et l’obligation de l’épouse à vivre dans le foyer parental de son époux, conscient que ces situations perturbent le bien-être mental des femmes, leur vie de couple et l’équilibre des enfants. Là encore, nous y entendons un écho de sa propre vie. En effet, Pauline Opango n’est qu’une toute jeune fille lorsqu’elle quitte son village natal pour rejoindre Patrice. Elle ne le connaissait pas avant leur union en 1951 et était à peine préparée à sa tâche d’épouse. Selon les proches, c´est Patrice lui-même qui lui apprendra à tenir un ménage. Le couple se disputera souvent et sera séparé de corps à multiple reprises. Il y a donc lieu de considérer que Lumumba avait personnellement été témoin de certains aspects douloureux du mariage forcé à travers le cas son épouse.

Des idées à leur concrétisation…

lum5Encouragé par les idées et la volonté des pères du panafricanisme de mettre sur pied des structures favorisant l’émancipation et l’éducation des femmes africaines, Lumumba fonde, dès son retour d’Accra en 1958, l’Union des Femmes Démocratiques du Congo. Et c’est de cette même nécessité de créer une synergie entre les femmes africaines que naîtra un mouvement panafricain au sein de la nouvelle république du Congo: le Mouvement Féminin pour la Solidarité Africaine. Cette structure verra l’entrée en scène d’une autre femme importante dans la vie de Lumumba, la métisse centrafricaine Andrée Blouin, à qui le vice premier ministre Antoine Gizenga confie la direction du mouvement. Le cas de cette dernière, activiste, militante et surtout la plume des discours de plusieurs chefs d’états africains tels que Sekou Touré, nous pousse d’ailleurs à considérer la question de l’instrumentalisation de la femme africaine durant cette période des indépendances. On ne parle que très peu de ces actrices dans l’ombre, et l’on tend à ne retenir d’elles que des prétendues liaisons avec ces acteurs des libérations africaines.

lum8En conclusion, au regard de nos sociétés modernes, il faudrait veiller à ne pas tomber dans les pièges d’une analyse anachronique nous incitant à dénigrer cette importance que l’on pouvait encore accorder à la femme au foyer de l’Afrique des années 50 et 60. Cette époque de transition timide d’une société genrée vers une société revalorisant l’apport sociétal ou politique de la femme aurait en effet pu placer des leaders tels que Lumumba face à de véritables dilemmes. Et s’il faut prendre en compte cette attitude iconoclaste de certains vis à vis des choix de vie du héros, d’aucuns pourraient injustement penser qu’il était misogyne et manquait de sincérité lorsqu’il énonçait ses idées émancipatrices pour les femmes d’Afrique et les femmes congolaises. Or, il serait absurde et malhonnête de renier, à l’endroit de Lumumba, cette fervente volonté d’émanciper la femme congolaise et la femme africaine. Non seulement la mise en place de structures exclusivement pensées pour la femme congolaise restait l’une de ses plus grandes préoccupations, mais le héros national faisait face, dans sa vie privée, à des situations qui réveillaient en lui la nécessité de libérer psychologiquement et socialement la femme africaine. Hélas, le fameux Manifeste de la Nsele, sous le régime de Mobutu, n’aura pas réussi à relever le défi de Lumumba qui était de faire de la femme congolaise une actrice efficace dans la société et la politique congolaise. Et aujourd’hui encore, la récente actualité congolaise faisant foi, la femme de la RDC n’occupe toujours pas cette place prépondérante imaginée par Patrice Emery Lumumba.

Par Natou Pedro Sakombi

(extrait de l’étude sur Patrice Emery Lumumba et la question de la femme, menée par Natou Pedro Sakombi, en vue de la participation à la première table ronde lors du « Lumumba Day », Bruxelles, le 17 janvier 2017, co-organisé par le Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre la discrimination )

https://www.facebook.com/Natou-Pedro-Sakombi-1703163179968105/

Sources:

  • Le Congo, terre d’avenir, est-il menacé?, Patrice Lumumba, Office de Publicité, 1961
  • Lumumba, acteur politique, Jean Omasombo, L’Harmattan, Col. Cahiers africains, 2005
  • Gender and Decolonization in the Congo: The Legacy of Patrice Lumumba, Karen Bouwer, PALGRAVE MACMILLAN, 2010
  • La mission civilisatrice au Congo, Evariste Pini-Pini Nsasay, AfricAvenir/Echange & Dialogue, 2012
  • My country, Africa: Autobiography of the black pasionaria, Andrée Blouin, Praeger, 1983
  • Interview de Guy Lumumba dans le journal « La Conscience » , novembre 2004

 

Critique littéraire: « J’ignorais encore nager dans les flots de la vie » de Yannick P. Tambwe

Support écrit de la critique littéraire proposée par Natou P. Sakombi lors de la présentation de l’ouvrage par son auteur face au public belge, le 20 janvier 2017 à Bruxelles, à l’espace Kuumba.

Présentation du roman

« J’ignorais encore nager dans les flots de la vie »  est un roman de Yannick P. TAMBWE, publié aux éditions du Pangolin et Mabiki en 2016.

20161122-nim407-2de2Titre et couverture du roman

Le titre à lui seul est très évocateur. Conjugué au passé, il sous entend nettement le passage d’une situation de fragilité vers une situation de force. Il évoque clairement un périple initiatique. « J’ignorais encore…. »: l’auteur entend-il par là qu’aujourd’hui il aurait appris à nager dans les flots de la vie? De quelle période de sa vie parle t-il lorsqu’il fait référence à cette incapacité à savoir maîtriser les flots de la vie, et pourquoi aura t-il choisi cette métaphore des eaux? Si l’on sait qu’un certain Charles Regimbeau dira que « La vie n’est pas un long fleuve tranquille, mais une montagne à gravir », dans le cas de Prince (car c’est ainsi que l’auteur et le protagoniste du roman se fait communément appeler), on y verrait plutôt cette parure soyeuse et tressaillante à la fois que revêt sa terre natale, à savoir le majestueux fleuve Congo! Et la métaphore serait plutôt bien choisie si l’on considère que les multiples rebondissements des vagues et des flots impétueux du fleuve l’auraient dirigé, de gré ou de force, en terre inconnue. Et si le jeune Prince y aura été jeté sans avoir appris à esquiver les pièges des eaux troubles de l’existence, d’aucuns diront qu’il s’agit là du meilleur moyen d’apprendre à nager. Par ailleurs,  était-ce un hasard que la maison de Huy, première demeure en Belgique du jeune auteur, fût située au bord d’un fleuve? Il est donc plus simple de penser que le voyage se fit d’une rive à une autre: du majestueux Congo à la Meuse défiante.

Le choix de la couverture de l’ouvrage n’est nullement anodin. Le visage candide, innocent et espiègle de l’auteur alors enfant, renvoie clairement à la volonté de rappeler le caractère naïf de l’enfance où l’on pense qu’il suffit d’apprendre à pêcher pour attraper de gros poissons.

prince-djungu_eventsrdc-com_n-jpg_n

Thème du roman et mode de narration

La quête de soi dans une volonté ardente de se réaliser est sans conteste le thème principal du roman. L’auteur nous confie sans ombrage et sans filtre l’un des moments les plus importants de sa vie: son arrivée en Belgique, ses découvertes, ses rencontres, sa scolarité,  ses échecs, …

Quant au style d’écriture, on est purement dans la forme romanesque « narrateur personnage ». Le langage est simple et soutenu à la fois, l’expression est empreinte de sincérité, mais surtout de plusieurs notes d’humour, esprit juvénile oblige. L’humour, une forme que Prince utilise dans son but premier qui est de railler le caractère comique, ridicule, absurde, insolite ou même triste de l’existence, nous révèle également sa capacité à faire contre mauvaise fortune bon cœur. L’anecdote de la noyade, qui rappelle d’ailleurs la métaphore du roman, en est un excellent exemple: il ne sait pas nager, mais comme il le soulignera à la page de dédicace du roman, ses parents lui ont appris à oser, alors il saute!

p2

Le voyage du Congo vers la Belgique sera une véritable initiation pour Prince et l’événement clé qui forcera notre protagoniste à apprendre à maîtriser les flots de la vie . Souvent, il n’hésite pas à faire un parallèle entre sa terre natale et sa terre d’accueil, à travers un miroir reflétant tantôt l’une tantôt l’autre, comme pour mieux apprivoiser cette nouvelle vie s’offrant à lui. Pour comprendre le présent, il se sert du passé, pour comprendre l’inconnu, il se sert du familier. Et cette dualité  dont il devra faire face et qui en réalité concerne le choc des cultures, sera pour la première fois personnifiée dans le couple mixte de Patience/Florent dont il dira « Ce couple était indéniablement l’un des couples m’ayant marqué à Huy »:

p3p4

Indubitablement, on sait où son coeur penche, car on le sent fortement épris de sa culture congolaise. Dès le départ, il semble décidé à la garder, quand bien même il va apprendre à arborer « poliment » le manteau de l’intégration. Cette réalité est représentée dans la problématique de l’homosexualité auquel il est confronté à travers son ami François. Il est clair pour Prince que ce type d’orientation sexuelle n’est pas inscrit dans sa culture, raison pour laquelle il en parle sans porter de gants. Mais il dira, conscient de la nécessité de devoir s’accommoder aux coutumes du pays d’accueil:

p6

D’ailleurs, arrivera un temps où Prince va décider d’ôter ce manteau de l’intégration, en pleine période de doute pour, pense-t-il, retourner à la source et à l’origine de son « moi », de son « tout ». En effet, alors que le privilège d’étudier en Europe n’est pas offert à tous, le jeune homme semble attribuer son échec scolaire à un faux départ dont la seule alternative reste le retour sur les bancs de l’ école… au pays! La démarche singulière et audacieuse, raillée par certains proches et amis mais néanmoins encouragée par ses parents, sera pourtant récompensée d’une réussite louable, laquelle signera un nouveau départ, mieux apprivoisé cette fois, vers l’Europe des opportunités. S’armer chez soi et s’accomplir, avant de s’en aller vers d’autres contrées… Un message fort que nous offre le jeune auteur!

Toutefois, ce retour au pays n’est pas si facile: les réalités africaines le rattrapent rapidement: le délestage, la coupure d’eau et les moustiques l’accueillent d’emblée chez Dada Hortense. Mais qu’à cela ne tienne!  Regagner le pays reste un pur bonheur pour Prince.

La visite au Collège Boboto ressemble étrangement à l’expérience vécue dans sa première classe en Belgique: il est l’objet de curiosité et de questionnement. Il passe du « que faisais-tu au Congo? » au « que faisais-tu en Belgique? » Du « black qui ne sait pas danser », il devient « celui qui danse vraiment comme un blanc ». Son lingala devient boiteux, son accent trahi qu’il n’est pas du coin.

Le schéma narratif du roman

Le schéma narratif est celui d’une intrigue unique. On passe de l’état initial mettant en scène les épisodes au Congo jusqu’à l’événement modificateur de l’intrigue, qui est l’arrivée en Belgique. Les péripéties liées au choc de culture et aux difficultés scolaires entraînent l’élément de résolution de l’intrigue, qui est la décision d’un retour au Congo. L’état final de l’intrigue est plutôt heureux, soldé d’une réussite académique et d’un nouveau départ vers la Belgique. Les différentes séquences de l’intrigue semblent être construites de la même manière, par l’introduction de personnages féminins. En effet, volontairement ou involontairement, et sur cela, seul l’auteur pourra nous éclairer, des femmes se présentent à chaque étape cruciale de sa vie. Telles des gardiennes angéliques, elles apparaissent aux portes qui mènent vers d’autres voies, les unes pour encourager, les autres pour conseiller. Certaines sont même là pour fermer des portes!
L’ouvrage démarre d’ailleurs avec la mère de l’auteur, metteure en scène congolaise qui aura un impact considérable dans la vie du protagoniste. On en vient d’ailleurs à se demander si la complicité de l’auteur avec sa mère n’aura pas participé à l’intervention de tous ces personnages féminins. Néanmoins, il est certain que sa mère aura contribué, de par son métier, à forger l’imaginaire de l’auteur. Car si la mère lui donna le goût de l’interprétation, le père, comme le souligne le fils, lui donna le goût de l’écriture.

 

p7

p8

L’état final de l’intrigue met en lumière le personnage de Christiane, la petite amie, et  les séquences intermédiaires qui relient les différents moments propices du récit mettent en scène des binômes féminins et un personnage unique en la personne d’une petite amie asiatique:

  • Paulette et Naomie ou les « gardiennes des portails de Huy »: les points communs qui les relient au protagoniste sont là comme pour le rassurer. Elles représentent les ponts nécessaires entre le point d’origine (elles sont toutes deux congolaises) et le point d’arrivée (elles vivent en Belgique):

p9

  • Maliwane, l’amoureuse asiatique, la bonne conseillère durant les moments d’hésitations. Le fait qu’elle fut adoptée aura certainement participé à l’attachement que l’auteur lui porte, car quoi de mieux qu’une petite amie adoptée pour tracer et partager sa route dans ce nouveau pays d’adoption?  Elle n’est ni belge de souche ni congolaise, sa neutralité est idéale pour un nouveau départ. Mais Maliwane quittera le paysage à un moment clé du parcours de Prince: celui des interrogations et d’une vague de dépression qui va aboutir à la décision du retour au pays. Et si certaines femmes ouvrent les portes, Maliwane fait partie des femmes qui non seulement les ouvrent mais les ferment brutalement.
  • Julie et Stéphanie, un autre binôme intéressant, sont les compagnes de l’auditoire qui entrent en scène alors que le protagoniste découvre le monde universitaire. La situation est renversée quand on la compare aux deux gardiennes de Huy, Paulette et Naomie. En effet, contrairement à ces deux dernières, Julie et Stéphanie sont des belges de souche et leur entrée en scène est précédée de l’avertissement d’un aîné qui semble dire : « L’intégration est la clé de la réussite! Si tu veux réussir, décolore-toi, blanchis-toi Prince! »

p10p11

  • Et enfin, il y a Christiane. La consolatrice, celle qui clôturera le roman et qui n’est autre que l’alter-ego de la mère de l’auteur. Elle semble combler, par nécessité, l’absence de la mère au pays:

p12

Un autre élément, bien qu’exogène au protagoniste,  vient appuyer la thématique du roman : Claire Chazal. En effet, à travers le choix d’un référent occidental comme figure de réussite, la jeune Christiane nous révèle sa quête identitaire propre. La journaliste de TF1 est le modèle de notre speakerine en devenir, mais aussi le synonyme évident d’une idéalisation de la sphère européenne.

Mais parmi toutes ces muses qui semblent constituer le squelette du roman, il y a deux personnages aux rôles clé qui sortent du lot: la cousine Bijou et la grand-mère Tate, un binôme attaché à la thématique du roman plus que tous les autres. La première représentera, durant les premières années en Belgique, le lien entre la réalité africaine et celle de l’Occident; en effet, à travers des missives et des appels rares, elle sera la voix du pays mais aussi celle de la sagesse africaine.

p14

 

L’autre, Tate, représentera le legs ancestral, le lien entre l’ancienneté et la modernité dont Prince semble avoir vraiment besoin pour rebondir dans les flots de la vie. D’ailleurs n’est-ce pas ce que l’auteur est allé rechercher au pays? La quintessence du « moi » afin de s’accomplir?

Son coeur palpite à l’idée de les revoir, comme si leur visite signifierait le point de départ de quelque chose,comme s’il viendrait confirmer ses sentiments. Après avoir visité tout le monde, il laisse le plus important pour la fin:

p15
Ces deux personnages décéderont de manière fortuite vers la fin du roman. Des signes forts à l’aube d’un retour en territoire étranger, à l’aube d’une revanche certaine.

p13

« Savoir d’où il vient pour savoir qui il est », la thématique du roman de Prince pourrait se résumer en cette seule phrase, tel un message qu’il adresserait à ses lecteurs : « savoir d’où l’on vient pour savoir qui l’on est »…

Notes finales de la critique

D’aucuns comprendront le caractère édifiant de ce roman, écrit par un jeune africain contemporain et remettant en question cette Europe que nous idéalisons et à laquelle nous attribuons toutes les clés de la réussite…

La question que nous pose Prince c’est:

« Est-il finalement intéressant d’adopter cette démarche d’aller conquérir la réussite en territoire étranger lorsque l’on n’a pas puisé toutes les possibilités et les ressources qui s’offrent à nous, CHEZ NOUS?  Peut-on véritablement s’accomplir loin de chez nous?

Dans son parcours personnel, à travers lequel il nous enrichit: l’auteur accomplit un exercice périlleux qui requiert une grande humilité de l’esprit: rétrograder pour mieux recommencer. Prince a véritablement reculé, non pas pour mieux sauter, car sauter avec audace dans les flots de la vie, il l’avait déjà fait, sauf qu’il ne savait pas nager. Autant dire qu’il a sauté, mais  pour mieux rebondir dans les flots de la vie.

Si le roman commence par la mère du protagoniste comme pour marquer la naissance d’une période initiatique, il se termine par l’annonce du départ, prévu dans les trois jours, comme pour marquer la résurrection, la renaissance.

Pour conclure, je dirais que « Je ne savais pas encore nager dans les flots de la vie » est un roman richement construit, mais en toute spontanéité. Il n’y a aucun calcul de la part de l’auteur, si ce n’est la sincérité d’une vie pleine de symboliques et de leçons apprises et données en toute modestie.

Critique de Natou Pedro Sakombi                                                                                                              Auteure-Essayiste, Chercheuse indépendante en Histoire

16237552_1700547930235599_1305613132_n