Critique littéraire : « La Mangeoire », roman de Charles Djungu Simba K.

Support écrit de la critique littéraire proposée par Natou P. Sakombi lors de la présentation de l’ouvrage par son auteur face au public belge, le 6 octobre 2017 à Bruxelles, à l’Horloge du Sud.

Présentation de l’auteur et du roman

« La Mangeoire»  est un roman de Charles Djungu-Simba K., publié aux éditions du Pangolin en 2017.

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Présentation de l’auteur à l’arrière de l’ouvrage

 

Titre et couverture du roman

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L’usage de la métaphore et de l’humour fait partie des éléments incontournables de l’œuvre de Charles Djungu-Simba K. Et en effet, l’auteur jongle allègrement avec toutes sortes d’allégories, de symboles et de mythes, faisant parfois usage d’anthropomorphisme comme masque et miroir des hommes et de la société congolaise. Nous comprenons d’ailleurs que ce style soit apprécié de l’auteur lorsqu’il n’hésite pas à citer son homologue, l’écrivain, journaliste et critique littéraire anglais George Orwell, connu  pour sa passion pour l’allégorie animalière:

Un peuple qui élit des corrompus, des renégats, des imposteurs, des voleurs et des traitres, n’est pas victime! Il est complice. (George Orwell, 1903-1950)

Ainsi, le titre « La Mangeoire » fait référence à cette auge où se ressourcent les charognards et ceux qui viennent y mendier, autrement dit, la main invisible qui alimente les têtes corrompus du pays. D’ailleurs, Charles Djungu nous le fait clairement entendre dans la partie des dédicaces:

« (…) les vrais félins tuent eux-mêmes leur proie, jamais ils ne vont mendier près la mangeoire des charognards » (p. 6).

La couverture est très explicite. On y voit un mendiant affamé, accroupi à terre et à peine vêtu au-devant d’un individu en costume-cravate portant des lunettes de soleil et se tenant debout, jambes croisées, appuyé contre une voiture de luxe dont la plaque indique « tour na biso » (« à notre tour »). Un plateau d’argent contenant du poulet est posé sur la voiture. Le riche tient un gros morceau du succulent met, alors que les quelques restes du repas alléchant gisent déjà à ses pieds. Ce dernier semble posséder dans son attitude envers le mendiant un mélange de mépris, de désintérêt et de compassion.

Le thème du roman, les sous-thèmes et le mode de narration et d’écriture

« La Mangeoire » traite principalement de la récente crise socio-politique congolaise à travers les problématiques de la corruption et de l’abus de pouvoir. Plusieurs autres thèmes inhérents à la société congolaise et à l’actualité y sont également abordés tels que la famille, la pauvreté, la prostitution, le statut de la femme, l’éducation, la spiritualité ou la fuite et le retour des cerveaux.

L’auteur utilise un langage soutenu, sans retenu, souvent métaphorique et humoristique comme en témoigne bien cet extrait:

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extrait – page 104

Ainsi, l’usage régulier d’un anthropomorphisme qui renvoie au monde animalier semble trouver son explication dans le berceau familial du protagoniste dont le père s’adonnait à la chasse. L’humour y est quasi omniprésent pour habiller la violence d’une société en mutation et en décadence, pour faire avaler des horreurs, mais aussi pour créer une forme de proximité et d’intimité avec le lecteur qui rencontre les différents personnages avec leurs défauts, leurs tics, leurs environnements et leurs backgrounds.

Dès le départ, le protagoniste Baudouin Wabarisq  évoque son enfance et son observation précoce du monde canin. Il compare les politiciens véreux à des chiens qui « rechignent à lâcher le morceau ». Baudouin et sa famille, et même le chien de chasse, renoncèrent  pourtant au gibier lorsque le père disparut.  Aussi, Wabarisq croit au pouvoir du peuple à contraindre les présidents têtus à quitter le pouvoir après leur mandat, une idée savamment illustrée par la scène des gamins qui lapident des chiens qui s’accouplent et qui réussissent non seulement à les séparer mais aussi à les faire fuir.

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extrait – page 9

Et de la même manière que le décès du père et le départ du chien de chasse marquent un tournant décisif et la fin d’une certaine innocence dans la vie du jeune Baudouin, plus tard,  c’est l’empoisonnement de son chien de garde qui lui ouvrira les yeux sur le danger de mort qu’il encourait, tout en annonçant subtilement l’imminence de son enlèvement.

La corruption, l’abus de pouvoir et les représailles sont les maux qui gangrènent cette société congolaise récente que nous dépeint Charles Djungu. Ainsi, la métaphore du match de football et de l’arbitre aux règles hors du commun nous renvoient à l’anarchie de plus en plus présente de ladite société, un mal auquel le peuple semble s’être habitué.

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extrait – page 14

Aussi, les incarcérations, ou plutôt les enlèvements que subissent le protagoniste et Bakary (le personnage que Wabarisq s’invente) sont également les preuves d’une dérive sociétale et politique flagrante. Le sous-thème de l’absence de liberté d’expression nous est présenté à travers l’assassinat commandité du personnage de Leblanc qui d’autre part personnifie le melting pot de la société congolaise post coloniale.

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extrait – page 105

 

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extrait – page106

La thématique du colonialisme reste présente tout au long du roman, comme pour faire écho à l’origine de la décadence congolaise. Le vol présumé de la couverture dont fait face George, le père du protagoniste est l’un des exemples qui marquent le caractère néfaste de cette période. Mais il y a également certaines références à des monuments ou à des lieux qui témoignent de la présence inéluctable des fantômes des colons. Et enfin,  l’auteur accuse presque les « nokos » (les « oncles ») d’avoir volontairement instillé la lethargie et la débauche à travers une consommation abusive de bière, breuvage auparavant inconnu des Congolais.

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extrait – page 68

Le thème de la famille, avec un accent placé sur le rôle du père, est également très présent dans le roman. Il s’agit d’ailleurs du premier paysage que nous offre l’auteur. Le thème omniprésent sera recoupé plus tard avec la thématique du chômage et des fuites de cerveaux lorsqu’il nous décrira la difficulté des familles séparées, notamment celle des conjoints qui évoluent dans deux continents différents pour des raisons professionnelles. Une situation sans doute bien connue de l’auteur.

Le côté très réaliste du roman qui se veut un miroir fidèle de la société congolaise est appuyé par des références tant culturelles que linguistiques, souvent empreints d’une note d’humour. Des expressions en lingala ou en swahili, pour la plupart traduites, y sont légion et demeurent attachées à la thématique principale de l’ouvrage. C’est notamment le cas lorsque l’auteur évoque l’expression « madesu ya bana » («les haricots des enfants») ou lorsqu’il nous explique les expressions en vogue telles que « woumellah » et « yebellah ». Aussi, l’auteur nous présente quelques déformations de la langue de Molière, aussi bien dans la prononciation que dans la syntaxe ou la grammaire, à la manière dont seuls les Congolais peuvent le faire.  C’est le cas avec la déformation du prénom de son père «Georges», qui devient «Yoloshi», d’ «eau pure» qui devient «opi», «ofele» qui est tiré d’ «offert» ou alors cet écriteau informant les passants : «cet parcel ne pas à vendre». Nous y trouvons également des expressions nées de «congolismes» telles que «casser le stylo» («ko buka bic») ou des néologismes typiquement congolais comme « shégués » ou « kuluna », voire des onomatopées cent pour cent congolaises comme l’expression du rire « kie kie kie ».

L’auteur joue également avec les noms qu’il attribue aux personnages selon leurs traits de caractères ou leur situation sociale : c’est le cas de « Baudoin Wabarisq », qui, comme son nom l’indique, multiplie les risques, de « Barbara Mabala », femme célibataire et indépendante, et pourtant « ni sainte, ni salope », figure antagoniste de la cousine « Bija », femme abandonnée avec sa ribambelle d’enfants, peinant à les nourrir et qui aurait voulu compter sur le soutien financier de son cousin Bakary qui a pourtant fait l’école des Blancs!

A noter également, des expressions françaises revues à la sauce congolaise. C’est le cas lorsque l’auteur nous parle de l’ «épée de Sambaza» au lieu de la fameuse «épée de Damoclès». Ensuite il y a les jeux de mots, une pratique dans laquelle l’auteur excelle véritablement, et que l’on peut relever dans l’article de presse que lit Bakary dans son vol pour Goma:

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extrait – page 123

La pauvreté occupe, bien évidemment, une position importante dans le roman et seuls ceux qui se servent dans la mangeoire y échappent. L’auteur n’hésite pas à aborder les aspects les plus sombres de cette thématique, notamment lorsqu’il évoque la faim paralysante à laquelle doit faire le personnage de Bakary ou lorsqu’il évoque les cérémonies de deuil que les familles se voient obligés d’écourter, faute de moyen. La prostitution n’est pas exclue de ce paysage sociétal palpable et nous est présentée à travers les personnages de Madonna, Vava et Sokoto.

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extrait- page 99

Et enfin, dans ce tableau ultra-réaliste de la société congolaise que nous offre Charles Djungu, il y a la thématique de la spiritualité à travers les différentes religions qui s’y entrecroisent. C’est donc avec beaucoup d’humour que l’auteur nous place face au syncrétisme du fameux «Ahmed Ben Kasongo» qui n’est pas seulement manifeste dans son nom mais aussi dans son style de vie. En effet, ce congolais musulman et polygame ne se priverait pour rien au monde d’un bon whisky-coca! Aussi, le phénomène des églises de réveil n’est pas épargné, entrecoupé par des superstitions liées au phénomène de la sorcellerie, que l’auteur nous exprime tendrement dans cette vielle chansonnette d’enfants « tango mosusu ndoki ye oyo, ndoki ye oyo ». Il y a également lieu de noter les quelques clins d’oeil bibliques de l’auteur comme le personnage de la cuisinière empoisonneuse qu’il nomme « Salomé » et qui aurait sans doute le cœur aussi terni que celle avait pour mission de livrer la tête de Jean-Baptiste. Nous y lisons également des références à Anuarite Nengapeta et à Isidore Bakanja, là où l’auteur a certainement tenu à nous rappeler le caractère sacré de la religion qui peut parfois s’opposer et résister à l’engagement politique.

Le schéma narratif du roman

Le schéma narratif du roman est celui d’une intrigue double:

juste après le prologue qui fait état de l’enfance et de l’univers familial du protagoniste, nous entrons dans le premier chapitre, «L’enlèvement», qui est l’état initial de la première intrigue où nous est présenté le style de vie et la profession de Baudouin Wabarisq.

L’évènement modificateur de la première intrigue apparaît avec la triste rencontre entre le protagoniste et les gardes du corps du général Pablo Sambaza, ce qui lui coûtera un enfermement de près de deux semaines.

La deuxième intrigue naîtra lors de cette séquestration, alors que Wabarisq décide de se servir de l’écriture comme exutoire. L’auteur nous entraîne alors dans une fiction dans la fiction. A l’entrée de cette deuxième partie, intitulée « La Mangeoire », la note que nous offre le protagoniste répond parfaitement à l’exigence que la fiction doit, pour réussir, créer une impression de réel:

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extrait – page 65

Il est à noter que la métaphore anthropomorphiste et  l’humour, tout comme le thème principale et les différents sous-thèmes, ne sont pas exclus dans cette deuxième intrigue, ce qui la rend encore plus réaliste. Et si la résolution de l’intrigue manque dans la deuxième partie (le problème de Bisalela n’est pas résolu), elle est bien présente dans la première intrigue et constitue l’épilogue du roman. En effet, Wabarisq est libéré.

La note finale de la première intrigue nous présente un portrait familial heureux, avec un toast porté à «Patricia», l’épouse de Baudouin, qui comme le dit le protagoniste, retrouve la «patrie» de son père ! Ainsi, la thématique de la famille ouvre et clôture le roman.

Notes finales de la critique

«Mieux vaut en rire»!’ s’exclamera le lecteur de ce magnifique ouvrage signé Charles Djungu Simba K., où est dépeinte une société congolaise récente et dans lequel l’auteur fait usage d’un outil qu’il manipule à la perfection: l’humour. D’ailleurs, l’une des premières vocations du genre fut de parler de la société dans laquelle on vit pour en décrire les petits travers et les grandes faiblesses…et en rire ! Ainsi, il nous propose des parodies iconoclastes, débridées, truffées de digressions, de références culturo-linguistiques et de faits d’actualité où la réalité et la fiction se croisent… Mais aussi, il nous accule en nous poussant à la réflexion.

Il y a également la métaphore, quasi omniprésente et qui anime gaiement le roman, principalement à travers l’anthropomorphisme qui accentue le côté humoristique et satyrique de l’œuvre.

J’ose dire de cet ouvrage qu’il entre dans la catégorie des « littératures de crise », celles qui se doivent d’être politiques, réalistes, critiques, acerbes et humoristiques dans une période socio-politique décisive et dans une logique salvatrice: celle de réveiller les consciences et inciter à la réflexion.

Tout Congolais, et je dirais même tout Africain, vivant au pays ou ailleurs, ne manquera pas d’y reconnaître une description quasi complète de sa société. D’ailleurs, n’est-ce pas l’humour et le caractère jovial et bon enfant de l’Africain qui jusqu’ici lui ont permis de tenir dans une société post-coloniale en continuelle et graduelle décadence ?

 

Natou Pedro Sakombi                                                                                                             Essayiste – critique littéraire – chercheuse indépendante en Histoire

 

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