Méfions-nous de l’Africanisme: science créée pour l’Africain contre l’Africain

canisme2C’est au XVe siècle que les Européens commencèrent à prendre contact avec les régions côtières de l’Afrique subsaharienne et à produire des œuvres littéraires qui vont notamment servir de sources pour les historiens modernes. Toutefois, ces auteurs n’avaient nullement l’intention, du moins pas immédiatement, de rédiger des ouvrages d’histoire de l’Afrique, car leur but essentiel était de décrire la situation contemporaine du continent pour des besoins personnels. En effet, à cette époque, la tendance maîtresse de la culture européenne méprisait les autres civilisations, et principalement les sociétés africaines qui n’avaient, selon eux, pas d’histoire digne d’être étudiée. Plus tard, avec la colonisation, les penseurs européens prônant les idées hégéliennes, soutenues par celles de Darwin, désigneront les sciences humaines et naturelles telles que l’anthropologie, la linguistique ou l’ethnologie, dont les méthodologies non historiques permettent d’étudier et d’évaluer les cultures et les sociétés des peuples  dits « primitifs » et « inférieurs » aux Européens, comme étant les plus appropriées pour parler des Africains . Ces sciences humaines et naturelles deviendront les piliers d’une nouvelle science fabriquée spécialement pour étudier l’Afrique: l’africanisme. Et lorsqu’au début du 20ème siècle, l’histoire devient une science fondée uniquement sur l’analyse rigoureuse des sources originales et principalement écrites, l’Afrique, qui selon la pensée occidentale est une civilisation de l’oralité, n’aura pas droit à une histoire écrite. C’est ainsi qu’A. P. Newton, fondateur du Royal Anthropological Institute déclarera: « L’Afrique n’a pas d’histoire avant l’arrivée des Européens. L’histoire commence quand l’homme se met à écrire ». Aujourd’hui, peut-on dire que l’Afrique possède réellement une histoire écrite? Si oui, par qui est-elle écrite et sur base de quelles sciences principalement? Aussi, comment l’Africain aura t-il réussi ou non à s’imposer dans un paradigme universitaire institué et typiquement eurocentrique afin d’écrire ou de ré-écrire son histoire?

Les régions de l’Afrique qui attireront particulièrement l’attention des Européens au XVème siècle seront les côtes guinéennes de l’Afrique occidentale, la région du Bas-Zaïre et de l’Angola, la vallée du Zambèze et ses hautes terres voisines, et l’Ethiopie (ils  pénétreront activement à l’intérieur de ces terres au cours des XVIe et XVIIe siècles). Cependant, si les écrits émanant de ces conquêtes purent servir de bases historiques,  il faut savoir qu’il n’a jamais été question pour les Européens d’écrire une histoire de l’Afrique. Et ce fut également le cas des écrivains antérieurs au XVème siècle, à savoir:

  • les auteurs grecs classiques tels qu’Hérodote, Manéthon, Pline l’Ancien, Strabon, Tacite qui finalement ne nous racontent que de rares voyages ou raids à travers le Sahara, ou des voyages maritimes tentés le long de la côte atlantique
  • les arabes, qui commerçaient avec la partie occidentale de l’océan Indien tels qu’ al-Mas‘ūdī , al-Bakrī , al-Idrīsī  Ibn Baṭṭūṭa (1304 -1369) ou Hassan Ibn Mohammad al-Wuzza’n (connu en Europe sous le nom de Léon l’Africain ), une exception pouvant être soulignée pour Ibn Khaldūn qui écrira sur l’histoire du Royaume du Mali )

Cette mentalité était appuyée par les courants de pensée européens issus de la Renaissance (courant d’ailleurs nés en Europe grâce à l’avènement des Maures; lire l’article « Comprendre la suprématie occidentale et le « négationnisme noir » à travers la pensée historique européenne » dans ce blog), du siècle des Lumières, et de la révolution scientifique et industrielle alors en plein essor.

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Or, comme l’aura si bien dit Théophile Obenga:

« Les Grecs n’ont rien inventé, même pas l’écriture!« .

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Cheikh Anta Diop

Pourtant la logique occidentale veut que l’histoire soit née en Ionie et que toutes les connaissances proviennent d’un héritage gréco-romain unique. Mais ctte idée va être savamment déconstruite par des scientifiques africains tels que Cheikh Anta Diop ou Théophile Obenga, qui apporteront la preuve que les penseurs grecs ont puisé toute leur connaissance du berceau égypto-nubien. Et en effet, c’est durant leur voyage en Egypte que les penseurs et savants grecs tels que Thalès, Pythagore, Platon, Archimède et bien d’autres, recevront les éléments de connaissance qui permirent l’élaboration de leurs célèbres travaux. C’est donc de façon malhonnête que les intellectuels européens se persuadèrent que les desseins, les connaissances, la puissance, et la richesse de leur société étaient prépondérants, que leur civilisation prévalait sur toutes les autres et que l’histoire des autres sociétés était sans importance. Notez que cette attitude était surtout adoptée, et de manière violente, à l’encontre de l’Afrique.

Pour citer des exemples concrets:

  • Hegel définira cette position très explicitement dans sa Philosophie de l’Histoire où il dira:

« L’Afrique n’est pas un continent historique ; elle ne montre ni changement ni développement. » Les peuples noirs « sont incapables de se développer et de recevoir une éducation. Tels nous les voyons aujourd’hui, tels ils ont toujours été ».

  • En 1793, le responsable de la publication du livre de Dalzel jugera nécessaire de justifier la parution d’ « Une histoire du Dahomey » en prenant nettement la même position qu’Hegel et en disant:

« Pour arriver à une juste connaissance de la nature humaine, il est absolument nécessaire de se frayer un chemin à travers l’histoire des nations les plus grossières».

MAIS il est utile de rappeler les déclarations du Comte de Volney après la campagne d’Egypte de Napoléon:

« dire que ce peuple aujourdhui notre esclave et l’objet de notre mépris est celui à qui nous devons nos arts et nos sciences, et JUSQU’A L’USAGE DE LA PAROLE ». On grognait dans des grottes quand les africains nous ont trouvé, en nous affranchissant par le savoir ils ont fait de nous, les slaves (esclaves), des francs(hommes libres)”

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C’est à la fin du XVIIIe siècle, lorsque la controverse commençait à devenir sérieuse au sujet de la traite des esclaves, principal élément des relations entre l’Europe et l’Afrique subsaharienne depuis au moins cent cinquante ans, que des commerçants européens tels que Dalzel et Norris, riches de leur expérience du commerce des esclaves au Dahomey, ou encore Benezet, firent œuvre d’historiens et se mirent à écrire sur l’Afrique. Mais il fallait que leurs ouvrages réussissent à toucher un public désintéressé par l’histoire africaine, voilà pourquoi la polémique en vogue autour de la traite et de son abolition sera la thématique principale de leurs ouvrages.

Et c’est seulement aujourd’hui, après qu’une bonne partie de l’histoire de l’Afrique occidentale ait été reconstituée, que certains historiens, et surtout des africanistes, prétendent que ces sources sont des bases historiques importantes.

Plus tard, afin de justifier la colonisation, les Européens brandirent les idées hégéliennes, renforcées par une application des principes de Darwin, ce qui donnera l’apparition d’une nouvelle science, l’anthropologie, qui est une méthode non historique d’étudier et d’évaluer les cultures et les sociétés des peuples « primitifs », à savoir, ceux qui n’avaient  «pas d’histoire digne d’être étudiée », qui étaient « inférieurs » aux Européens, et qu’on pouvait commodément distinguer par la pigmentation de leur peau. Le plus grand centre européen de cette étude anthropologique qui étudiera notamment la question africaine sera fondé en 1863 par Richard Burton (1821 -1890, l’un des plus grands voyageurs européens en Afrique au cours du XIXe siècle): la London Anthropological Society, qui deviendra plus tard le Royal Anthropological Institute. 

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Au début du 20ème siècle, l’évolution de la notion d’histoire donnera de moins en moins de chance pour l’écriture d’une histoire africaine. En effet, une nouvelle conception du métier de l’historien va apparaître selon laquelle l’histoire n’est pas seulement une branche de la littérature ou de la philosophie mais  une science fondée sur l’analyse rigoureuse des sources originales. Pour l’histoire de l’Europe, ces sources étaient bien entendu des sources principalement écrites et, dans ce domaine, l’Afrique semblait, comme par hasard, extrêmement déficiente. Cette conception fut exposée de façon très précise par le Professeur A.P. Newton en 1923, dans une conférence devant la Royal African Society à Londres, sur « l’Afrique et la recherche historique ». Il déclara:

« L’Afrique n’a pas d’histoire avant l’arrivée des Européens. L’histoire commence quand l’homme se met à écrire. »

En résumé, avant l’impérialisme européen, l’Afrique ne pouvait être étudiée que d’après les témoignages des restes matériels, des langues et des coutumes primitives, à savoir des éléments qui ne concernaient pas les historiens, mais les archéologues, les linguistes et les anthropologues. Et l’ironie de cette conception pour Newton c’est que lui-même ne pouvait par conséquent pas être considéré comme un historien.

canisme7L’autre intérêt pour les Européens d’étudier l’Afrique était lié à leurs rôles en tant qu’administrateurs des colonies. Ils se devaient donc de connaître le passé des peuples colonisés. Et dans les écoles de plus en plus nombreuses fondées par eux et leurs compatriotes missionnaires, et destinées à former les indigènes pour qu’ils deviennent de précieux auxiliaires pseudo-Européens, il était également question d’enseigner une certaine histoire africaine, ne serait-ce que pour servir d’introduction à l’enseignement le plus important: l’histoire anglaise ou française. Et étant donné que l’histoire est devenue une science fondée sur l’analyse rigoureuse de sources principalement écrites, les historiens de la période coloniale sont considérés comme des amateurs, tant en France qu’en Grande-Bretagne. Voilà pourquoi, à leur retour en France, des hommes comme Delafosse et Labouret avaient trouvé des postes universitaires non pas en tant qu’historiens mais comme professeurs de langues africaines ou d’administration coloniale.

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A partir de 1947, la Société Africaine de Culture et sa revue Présence Africaine vont promouvoir une « histoire africaine décolonisée ». Et  c’est à ce moment là qu’apparaîtra une génération d’intellectuels africains formés en techniques européennes d’investigation du passé. Ces derniers se mirent à définir leur propre approche du passé africain et à y rechercher les sources d’une identité culturelle niée par le colonialisme. Ces intellectuels vont même améliorer les techniques de la méthodologie historique tout en la débarrassant d’un bon nombre de mythes et de préjugés subjectifs. C’est dans ce climat qu’aura lieu en 1974 le Colloque du Caire qui permettra à des chercheurs africains et non africains de confronter leurs théories sur le peuplement de l’Egypte ancienne. Il deviendra alors difficile pour les Européens de contredire les études approfondies d’éminents scientifiques africains tels que Cheikh Anta Diop dont la pluridisciplinarité permettaient de discuter sur plusieurs questions scientifiques avec une précision indiscutable. En effet, Diop maîtrisait non seulement la datation radio carbone, mais également l’égyptologie, l’hellénisme et donc la question de l’appropriation des connaissances égypto-nubiennes par les Grecs, etc…

canisme9Toutefois, il y a lieu de rappeler que certains de ces auteurs et scientifiques africains avaient maintenu, parfois inconsciemment, une vision scientifique eurocentrée. C’est le cas d’un Léopold Sédar Senghor dont certaines idées reflètent des conceptions purement ethnologiques. Or, l’ethnologie est une science qui servira aux Occidentaux à démontrer que le nègre est inférieur intellectuellement.  Senghor qui va prôner la négritude fera face à une flagrante dichotomie  lorsqu’il déclarera que la raison nègre est intuitive et que la raison hélène est analytique. Le noir serait-il incapable de formuler des thèses et des théories scientifiques? C’est cela même l’africanisme, à savoir, une science basée principalement sur l’ethnologie nègre et qui lui accorde des spécifications en s’appuyant sur des idées de penseurs racistes tel que Gobineau ou Hegel. L’africanisme définit  l’Africain noir comme un être conduit par l’intuition, l’émotion, les sensations (le rythme est d’ailleurs ce qu’il maîtrise le mieux: il est bon musicien et bon danseur) et on lui invente des disciplines nouvelles et propres à lui seul telle que l’ « oraliture », le « griotisme », etc…

Notons que les Européens canaliseront la pensée scientifique africaine en contrôlant le savoir par la création d’université en Afrique. Ainsi, la Grande-Bretagne entreprit un programme de développement des universités dans les territoires qui dépendaient d’elle: fondation d’établissements universitaires en Côte de l’Or et au Nigeria ; promotion au niveau universitaire du Gordon College de Khartoum et du Makerere College de Kampala. Il en sera de même dans les colonies françaises et belges: en 1950, sera créée l’Ecole supé- rieure des lettres de Dakar qui deviendra sept ans plus tard une université française à part entière, en 1954 le Lovanium, première université du Congo.

Du point de vue de l’historiographie africaine, la multiplication des nouvelles universités à partir de 1948 fut plus significative assurément que l’existence des rares établissements créés auparavant mais qui végétaient faute de moyens ; tels étaient le Liberia College de Monrovia et le Fourah Bay College de Sierra Leone fondés respectivement en 1864 et 1876. Par ailleurs, les neuf universités qui avaient été créées en Afrique du Sud dans les années 40 étaient handicapées par la politique ségrégationniste : la recherche historique et l’enseignement étaient eurocentrées et l’histoire de l’Afrique était celle des immigrants blancs. Toutes les nouvelles universités, au contraire, fondèrent rapidement des départements d’histoire, ce qui, pour la première fois, amena des historiens de métier à travailler en Afrique en nombre important. Il était inévitable qu’au début, la plupart de ces historiens proviennent d’universités non africaines et ne pouvaient, par conséquent, que diriger leurs enseignements vers des idéologies eurocentriques. Mais l’africanisation intervint tout de même assez rapidement. Le premier directeur africain d’un département d’histoire, le Professeur K.O. Dike fut nommé en 1956 à Ibadan. De nombreux étudiants africains furent formés,  et devinrent des historiens professionnels qui éprouvèrent le besoin d’accroître la part d’histoire africaine dans leurs programmes et, quand cette histoire était trop peu connue, de l’explorer par leurs recherches.

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Toutefois,  il est une question qui empêche jusqu’à présent l’émancipation des activités et de la production intellectuelles africaines, c’est l’institutionnalisation de la pensée par les Occidentaux. Et pour cause, il n’y a pas si longtemps que le savoir occidental fut libérée de la scolastique, à savoir les enseignements jugés acceptables par la philosophie judéo-chrétienne. Rappelons que de nombreux ouvrages étaient encore interdits dans le monde occidental il y a quelques décennies à peine et que certains penseurs avaient carrément été exécutés (exemple: Giordano Bruno). L’Africain doit encore aujourd’hui se conformer à un savoir académique universel chapeauté par l’intelligentsia universitaire occidentale, souvent composée de scientifiques politisés (car ce contrôle du savoir est souvent lié à la politique suprématiste occidentale et nombreux sont les membres des élites universitaires occidentales qui font parti des services secrets et agissent en faveur de leurs états) au risque de se voir traité d’ « hérétique »! Et en effet, lorsque les idées ou les thèses du penseur ou du scientifique africain n’entrent pas dans le moule de l’institution universitaire, il devient une menace et fait l’objet d’un dispositif d’isolement. Cette marginalisation est opérée afin que ses idées ne  soient pas pris au sérieux et ne fassent pas écho auprès d’un grand nombre.

Natou Pedro Sakombi 

 

Sources:
Histoire Générale de l’Afrique, J. Ki-Zerbo: Evolution de l’historiographie de l’Afrique, J. D. Fade
Le développement des sciences Africaines en Europe, T. Obenga: https://www.youtube.com/watch?v=9uIN1zHoWVk
Du Sang Bleu à l’Encre Noire, N. P. Sakombi
Les mathématiques africaines, C. A. Diop: https://www.youtube.com/watch?v=9uIN1zHoWVk
Les spécialistes européens sur les sciences africaines, C. C. Gomez:  https://www.youtube.com/watch?v=9uIN1zHoWVk

 

 

Critique littéraire : « La Mangeoire », roman de Charles Djungu Simba K.

Support écrit de la critique littéraire proposée par Natou P. Sakombi lors de la présentation de l’ouvrage par son auteur face au public belge, le 6 octobre 2017 à Bruxelles, à l’Horloge du Sud.

Présentation de l’auteur et du roman

« La Mangeoire»  est un roman de Charles Djungu-Simba K., publié aux éditions du Pangolin en 2017.

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Présentation de l’auteur à l’arrière de l’ouvrage

 

Titre et couverture du roman

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L’usage de la métaphore et de l’humour fait partie des éléments incontournables de l’œuvre de Charles Djungu-Simba K. Et en effet, l’auteur jongle allègrement avec toutes sortes d’allégories, de symboles et de mythes, faisant parfois usage d’anthropomorphisme comme masque et miroir des hommes et de la société congolaise. Nous comprenons d’ailleurs que ce style soit apprécié de l’auteur lorsqu’il n’hésite pas à citer son homologue, l’écrivain, journaliste et critique littéraire anglais George Orwell, connu  pour sa passion pour l’allégorie animalière:

Un peuple qui élit des corrompus, des renégats, des imposteurs, des voleurs et des traitres, n’est pas victime! Il est complice. (George Orwell, 1903-1950)

Ainsi, le titre « La Mangeoire » fait référence à cette auge où se ressourcent les charognards et ceux qui viennent y mendier, autrement dit, la main invisible qui alimente les têtes corrompus du pays. D’ailleurs, Charles Djungu nous le fait clairement entendre dans la partie des dédicaces:

« (…) les vrais félins tuent eux-mêmes leur proie, jamais ils ne vont mendier près la mangeoire des charognards » (p. 6).

La couverture est très explicite. On y voit un mendiant affamé, accroupi à terre et à peine vêtu au-devant d’un individu en costume-cravate portant des lunettes de soleil et se tenant debout, jambes croisées, appuyé contre une voiture de luxe dont la plaque indique « tour na biso » (« à notre tour »). Un plateau d’argent contenant du poulet est posé sur la voiture. Le riche tient un gros morceau du succulent met, alors que les quelques restes du repas alléchant gisent déjà à ses pieds. Ce dernier semble posséder dans son attitude envers le mendiant un mélange de mépris, de désintérêt et de compassion.

Le thème du roman, les sous-thèmes et le mode de narration et d’écriture

« La Mangeoire » traite principalement de la récente crise socio-politique congolaise à travers les problématiques de la corruption et de l’abus de pouvoir. Plusieurs autres thèmes inhérents à la société congolaise et à l’actualité y sont également abordés tels que la famille, la pauvreté, la prostitution, le statut de la femme, l’éducation, la spiritualité ou la fuite et le retour des cerveaux.

L’auteur utilise un langage soutenu, sans retenu, souvent métaphorique et humoristique comme en témoigne bien cet extrait:

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extrait – page 104

Ainsi, l’usage régulier d’un anthropomorphisme qui renvoie au monde animalier semble trouver son explication dans le berceau familial du protagoniste dont le père s’adonnait à la chasse. L’humour y est quasi omniprésent pour habiller la violence d’une société en mutation et en décadence, pour faire avaler des horreurs, mais aussi pour créer une forme de proximité et d’intimité avec le lecteur qui rencontre les différents personnages avec leurs défauts, leurs tics, leurs environnements et leurs backgrounds.

Dès le départ, le protagoniste Baudouin Wabarisq  évoque son enfance et son observation précoce du monde canin. Il compare les politiciens véreux à des chiens qui « rechignent à lâcher le morceau ». Baudouin et sa famille, et même le chien de chasse, renoncèrent  pourtant au gibier lorsque le père disparut.  Aussi, Wabarisq croit au pouvoir du peuple à contraindre les présidents têtus à quitter le pouvoir après leur mandat, une idée savamment illustrée par la scène des gamins qui lapident des chiens qui s’accouplent et qui réussissent non seulement à les séparer mais aussi à les faire fuir.

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extrait – page 9

Et de la même manière que le décès du père et le départ du chien de chasse marquent un tournant décisif et la fin d’une certaine innocence dans la vie du jeune Baudouin, plus tard,  c’est l’empoisonnement de son chien de garde qui lui ouvrira les yeux sur le danger de mort qu’il encourait, tout en annonçant subtilement l’imminence de son enlèvement.

La corruption, l’abus de pouvoir et les représailles sont les maux qui gangrènent cette société congolaise récente que nous dépeint Charles Djungu. Ainsi, la métaphore du match de football et de l’arbitre aux règles hors du commun nous renvoient à l’anarchie de plus en plus présente de ladite société, un mal auquel le peuple semble s’être habitué.

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extrait – page 14

Aussi, les incarcérations, ou plutôt les enlèvements que subissent le protagoniste et Bakary (le personnage que Wabarisq s’invente) sont également les preuves d’une dérive sociétale et politique flagrante. Le sous-thème de l’absence de liberté d’expression nous est présenté à travers l’assassinat commandité du personnage de Leblanc qui d’autre part personnifie le melting pot de la société congolaise post coloniale.

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extrait – page 105

 

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extrait – page106

La thématique du colonialisme reste présente tout au long du roman, comme pour faire écho à l’origine de la décadence congolaise. Le vol présumé de la couverture dont fait face George, le père du protagoniste est l’un des exemples qui marquent le caractère néfaste de cette période. Mais il y a également certaines références à des monuments ou à des lieux qui témoignent de la présence inéluctable des fantômes des colons. Et enfin,  l’auteur accuse presque les « nokos » (les « oncles ») d’avoir volontairement instillé la lethargie et la débauche à travers une consommation abusive de bière, breuvage auparavant inconnu des Congolais.

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extrait – page 68

Le thème de la famille, avec un accent placé sur le rôle du père, est également très présent dans le roman. Il s’agit d’ailleurs du premier paysage que nous offre l’auteur. Le thème omniprésent sera recoupé plus tard avec la thématique du chômage et des fuites de cerveaux lorsqu’il nous décrira la difficulté des familles séparées, notamment celle des conjoints qui évoluent dans deux continents différents pour des raisons professionnelles. Une situation sans doute bien connue de l’auteur.

Le côté très réaliste du roman qui se veut un miroir fidèle de la société congolaise est appuyé par des références tant culturelles que linguistiques, souvent empreints d’une note d’humour. Des expressions en lingala ou en swahili, pour la plupart traduites, y sont légion et demeurent attachées à la thématique principale de l’ouvrage. C’est notamment le cas lorsque l’auteur évoque l’expression « madesu ya bana » («les haricots des enfants») ou lorsqu’il nous explique les expressions en vogue telles que « woumellah » et « yebellah ». Aussi, l’auteur nous présente quelques déformations de la langue de Molière, aussi bien dans la prononciation que dans la syntaxe ou la grammaire, à la manière dont seuls les Congolais peuvent le faire.  C’est le cas avec la déformation du prénom de son père «Georges», qui devient «Yoloshi», d’ «eau pure» qui devient «opi», «ofele» qui est tiré d’ «offert» ou alors cet écriteau informant les passants : «cet parcel ne pas à vendre». Nous y trouvons également des expressions nées de «congolismes» telles que «casser le stylo» («ko buka bic») ou des néologismes typiquement congolais comme « shégués » ou « kuluna », voire des onomatopées cent pour cent congolaises comme l’expression du rire « kie kie kie ».

L’auteur joue également avec les noms qu’il attribue aux personnages selon leurs traits de caractères ou leur situation sociale : c’est le cas de « Baudoin Wabarisq », qui, comme son nom l’indique, multiplie les risques, de « Barbara Mabala », femme célibataire et indépendante, et pourtant « ni sainte, ni salope », figure antagoniste de la cousine « Bija », femme abandonnée avec sa ribambelle d’enfants, peinant à les nourrir et qui aurait voulu compter sur le soutien financier de son cousin Bakary qui a pourtant fait l’école des Blancs!

A noter également, des expressions françaises revues à la sauce congolaise. C’est le cas lorsque l’auteur nous parle de l’ «épée de Sambaza» au lieu de la fameuse «épée de Damoclès». Ensuite il y a les jeux de mots, une pratique dans laquelle l’auteur excelle véritablement, et que l’on peut relever dans l’article de presse que lit Bakary dans son vol pour Goma:

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extrait – page 123

La pauvreté occupe, bien évidemment, une position importante dans le roman et seuls ceux qui se servent dans la mangeoire y échappent. L’auteur n’hésite pas à aborder les aspects les plus sombres de cette thématique, notamment lorsqu’il évoque la faim paralysante à laquelle doit faire le personnage de Bakary ou lorsqu’il évoque les cérémonies de deuil que les familles se voient obligés d’écourter, faute de moyen. La prostitution n’est pas exclue de ce paysage sociétal palpable et nous est présentée à travers les personnages de Madonna, Vava et Sokoto.

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extrait- page 99

Et enfin, dans ce tableau ultra-réaliste de la société congolaise que nous offre Charles Djungu, il y a la thématique de la spiritualité à travers les différentes religions qui s’y entrecroisent. C’est donc avec beaucoup d’humour que l’auteur nous place face au syncrétisme du fameux «Ahmed Ben Kasongo» qui n’est pas seulement manifeste dans son nom mais aussi dans son style de vie. En effet, ce congolais musulman et polygame ne se priverait pour rien au monde d’un bon whisky-coca! Aussi, le phénomène des églises de réveil n’est pas épargné, entrecoupé par des superstitions liées au phénomène de la sorcellerie, que l’auteur nous exprime tendrement dans cette vielle chansonnette d’enfants « tango mosusu ndoki ye oyo, ndoki ye oyo ». Il y a également lieu de noter les quelques clins d’oeil bibliques de l’auteur comme le personnage de la cuisinière empoisonneuse qu’il nomme « Salomé » et qui aurait sans doute le cœur aussi terni que celle avait pour mission de livrer la tête de Jean-Baptiste. Nous y lisons également des références à Anuarite Nengapeta et à Isidore Bakanja, là où l’auteur a certainement tenu à nous rappeler le caractère sacré de la religion qui peut parfois s’opposer et résister à l’engagement politique.

Le schéma narratif du roman

Le schéma narratif du roman est celui d’une intrigue double:

juste après le prologue qui fait état de l’enfance et de l’univers familial du protagoniste, nous entrons dans le premier chapitre, «L’enlèvement», qui est l’état initial de la première intrigue où nous est présenté le style de vie et la profession de Baudouin Wabarisq.

L’évènement modificateur de la première intrigue apparaît avec la triste rencontre entre le protagoniste et les gardes du corps du général Pablo Sambaza, ce qui lui coûtera un enfermement de près de deux semaines.

La deuxième intrigue naîtra lors de cette séquestration, alors que Wabarisq décide de se servir de l’écriture comme exutoire. L’auteur nous entraîne alors dans une fiction dans la fiction. A l’entrée de cette deuxième partie, intitulée « La Mangeoire », la note que nous offre le protagoniste répond parfaitement à l’exigence que la fiction doit, pour réussir, créer une impression de réel:

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extrait – page 65

Il est à noter que la métaphore anthropomorphiste et  l’humour, tout comme le thème principale et les différents sous-thèmes, ne sont pas exclus dans cette deuxième intrigue, ce qui la rend encore plus réaliste. Et si la résolution de l’intrigue manque dans la deuxième partie (le problème de Bisalela n’est pas résolu), elle est bien présente dans la première intrigue et constitue l’épilogue du roman. En effet, Wabarisq est libéré.

La note finale de la première intrigue nous présente un portrait familial heureux, avec un toast porté à «Patricia», l’épouse de Baudouin, qui comme le dit le protagoniste, retrouve la «patrie» de son père ! Ainsi, la thématique de la famille ouvre et clôture le roman.

Notes finales de la critique

«Mieux vaut en rire»!’ s’exclamera le lecteur de ce magnifique ouvrage signé Charles Djungu Simba K., où est dépeinte une société congolaise récente et dans lequel l’auteur fait usage d’un outil qu’il manipule à la perfection: l’humour. D’ailleurs, l’une des premières vocations du genre fut de parler de la société dans laquelle on vit pour en décrire les petits travers et les grandes faiblesses…et en rire ! Ainsi, il nous propose des parodies iconoclastes, débridées, truffées de digressions, de références culturo-linguistiques et de faits d’actualité où la réalité et la fiction se croisent… Mais aussi, il nous accule en nous poussant à la réflexion.

Il y a également la métaphore, quasi omniprésente et qui anime gaiement le roman, principalement à travers l’anthropomorphisme qui accentue le côté humoristique et satyrique de l’œuvre.

J’ose dire de cet ouvrage qu’il entre dans la catégorie des « littératures de crise », celles qui se doivent d’être politiques, réalistes, critiques, acerbes et humoristiques dans une période socio-politique décisive et dans une logique salvatrice: celle de réveiller les consciences et inciter à la réflexion.

Tout Congolais, et je dirais même tout Africain, vivant au pays ou ailleurs, ne manquera pas d’y reconnaître une description quasi complète de sa société. D’ailleurs, n’est-ce pas l’humour et le caractère jovial et bon enfant de l’Africain qui jusqu’ici lui ont permis de tenir dans une société post-coloniale en continuelle et graduelle décadence ?

 

Natou Pedro Sakombi                                                                                                             Essayiste – critique littéraire – chercheuse indépendante en Histoire