Lumumba sur la question de la femme: le dilemme du héros national, de l’époux et de l’amant

lum7Les idées de Patrice Emery Lumumba au lendemain d’un Congo qu’il pensait libéré du joug colonial n’étaient nullement dissociées d’une vision panafricaine. Persuadé de la nécessité d’une Afrique unie où les sociétés seraient plus ou moins régies selon un modèle homogène, c’est à son retour de la Conférence des peuples africains d’Accra, en 1958, qu’il réfléchira déjà à la manière dont le Congo s’inscrirait dans ce projet unificateur. Si 1960 aura marqué une victoire certaine et l’aboutissement d’idées longuement réfléchies et appliquées, notamment grâce à son contact avec les pères du panafricanisme, la question de la femme , discutée brièvement au Ghana, occupera  une place considérable dans la feuille de route du premier ministre qu’il deviendra. Mais comment imaginait-il le rôle de la femme dans les sociétés indépendantes congolaises et africaines de son époque? Et quel était son rapport aux femmes? A la lumière de ses propres écrits, des anecdotes tirées de ses proches, tentons de comprendre sa vision pour la femme congolaise et africaine, qui, comme nous le verrons, l’aura entraîné à ses dépens dans un dilemme assez délicat.

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La femme comme actrice socio-économique majeure de la société congolaise et africaine

Alors que le paysage colonial excluait la participation de la femme congolaise dans les postes de décisions, Lumumba la considérait non seulement comme l’un des moteurs socio-économiques majeurs de la  jeune République du Congo mais aussi comme une éventuelle homologue politique. Et l’on sait que les idées de Patrice Emery Lumumba sur la question de la femme avaient commencé à germer depuis la seconde moitié des années cinquante. En effet, en 1956, il mettra sur pied l’Association Libérale, composée de dix hommes et de dix femmes, dont l’un des volets était d’éduquer la femme congolaise par le biais de cours du soir. Dans son ouvrage Le Congo, terre d’avenir, est-il menacé?, il mettra en avant les quatre principaux fléaux qui, selon lui, menaçaient l’émancipation de la femme : la déscolarisation précoce des filles, le mariage forcé des jeunes filles, l’attachement des jeunes époux à leur foyer parental et l’absence prolongé du mari pour des causes professionnelles. Et si Lumumba tirera ces observations d’un paysage colonial « genré » et discriminatoire où 9% seulement des filles entre 5 et 15 ans sont éduquées (il y a d’ailleurs lieu de rappeler que la première femme diplômée du Congo, Sophie Kanza, n’obtint sa licence en sociologie qu’en 1964) sa vie privée lui servira également de baromètre.

Dans sa biographie écrite par Jean Omasombo, « Lumumba, acteur politique », il déploie sa vision de la femme congolaise en tant que citoyenne égale à l’homme et capable de contribuer efficacement à la prospérité et à la croissance économique du Congo, voire de l’Afrique .

Dilemme entre nécessité politique et vie privée

Quand il s’agit du grand Patrice Emery Lumumba, la tendance veut que l’on évite d’ouvrir les discussions autour de ses relations privées avec les femmes. D’aucuns se focaliseront plutôt sur l’aspect politique du personnage, en l’occurrence, sur les actes et les discours qui firent de lui ce héros connu à travers le monde. Or, la personnalité de l’homme et ses rapports avec les femmes, en dehors de la sphère politique, nous en disent long sur le regard qu’il portait à la femme congolaise et africaine de son époque. Ainsi, les proches du héros national  parlent d’une certaine faiblesse qu’il démontrait pour la femme lettrée et intellectuelle. Mais en même temps, il concédait à la femme au foyer une valeur toute aussi capitale, voyant en elle une actrice non négligeable pour la société et l’équilibre de la famille, tant dans le sens large que restreint.

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Andrée Blouin

Dans son ouvrage My Country Africa,  la centrafricaine Andrée Blouin, qui fut la chargée de protocole de Lumumba et, aux dires de certains, également sa maîtresse, évoque la frustration de Pauline Opango, épouse du héros national, face à celle qui était devenue la secrétaire personnelle du premier ministre, à savoir Alphonsine Batamba Masuba, ex-miss Stanleyville 1956. Pauline Lumumba aurait observé la fascination que son époux vouait à cette femme que l’on disait très intelligente et aurait exigé qu’il lui offre également des études. Patrice aurait refusé, préférant voir en Pauline cette femme au foyer et cette épouse dévouée, pour qui, bien qu’elle fut moins éduquée, il vouait une admiration extrême. Et si ce refus entre en parfaite contradiction avec le discours émancipateur du premier ministre, d’aucuns ne comprendront son projet d’envoyer Alphonsine Batamba à Brazzaville pour y parfaire ses études à l’université, projet qui sera avorté à cause de son assassinat, alors que l’ex miss attendait famille.

 

Que penser de l’attitude de Lumumba? Le défenseur de la cause féminine africaine pensait-il que l’éducation ne devait pas forcément concerner toutes les femmes?

lum3Aussi, des sources déclarent que l’appartement du boulevard du 30 Juin, à Royal, où il avait installé Alphonsine, était devenu le lieu de rencontre des membres du MNC. Par ce choix, Lumumba aurait-il préféré préserver son foyer privé, havre de paix où Pauline régnait en épouse officielle? Et aurait-il choisi de faire du foyer d’Alphonsine, l’intellectuelle, un lieu d’effervescence, de va et vient constant et d’échange d’idées où la maîtresse de maison participait aux débats? L’une aurait-elle mieux compris ou géré le contexte de ces réunions, souvent imprévues, que l’autre? L’on ne saurait épiloguer de façon objective sur les choix de Lumumba. Néanmoins, nous constatons l’existence de ce qui ressemble à un dilemme entre la mise en pratique de ses idées progressistes dans la nouvelle société congolaise, et le maintien d’un rôle plus traditionnel pour sa propre femme. Le premier aspect concédait à la femme un rôle d’actrice au développement socio-économique et politique, en dehors du foyer familial, alors que le deuxième la préservait des contraintes professionnelles, lui permettant ainsi d’assurer, par son omniprésence à la maison, un équilibre familial.

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Entre deux chaises, une période de transition…

Outre les jugement subjectives sur les choix de vie personnels du leader, il serait prétentieux de notre part, spectateurs d’une époque tellement éloignée des contextes modernes, de critiquer cette nécessité que Lumumba voyait en la co-existence de ces deux catégories de femmes: d’une part, la femme au foyer, pas nécessairement lettrée et veillant à l’équilibre familiale , et d’autre part, la femme bureaucrate, actrice dans la fonction publique ou dans l’arène politique.

Il ne faut pas perdre de vue qu’à cette époque, le Congo se remettait à peine d’une société excluant le matriarcat et répondant au modèle colonial où la femme n’a que très peu de place. Le premier ministre se retrouvait alors prisonnier d’un contexte intermédiaire, à tel point qu’il hésitait à voir un changement brusque s’opérer dans son propre foyer. Et en effet, à cette période où le Congo s’apprête à accueillir les premières femmes universitaires,  la majorité des mamans congolaises sont des femmes au foyer,  généralement non-lettrées et dont les activités professionnelles, lorsqu’elles existent, n’exigent que peu de temps et concernent des négoces privées dans un environnement proche (quartier, village, marché, …).

lum2Dans ce refus de lui offrir des études, ne voyons pas chez Lumumba un manque de considération à l’égard de son épouse ou à l’égard des femmes au foyer. N’oublions pas qu’en 1956, c’est le même Lumumba qui, parmi les fléaux qu’il dénonçait et qu’il accusait d’être des freins à l’émancipation de la femme congolaise,  évoquait l’absence au foyer des époux  pour des raisons professionnelles. Il s’agit là d’une situation qu’il connait dans son propre foyer, pour laquelle il souhaiterait trouver des solutions et qui témoigne de sa sensibilité au sort de la femme et de la famille. Il semble faire un point d’honneur à l’équilibre psychologique de la femme, ce qui n’est pas en marge de ses revendications socio-politiques. Il n’hésite par exemple pas à dénoncer les mariages forcés et l’obligation de l’épouse à vivre dans le foyer parental de son époux, conscient que ces situations perturbent le bien-être mental des femmes, leur vie de couple et l’équilibre des enfants. Là encore, nous y entendons un écho de sa propre vie. En effet, Pauline Opango n’est qu’une toute jeune fille lorsqu’elle quitte son village natal pour rejoindre Patrice. Elle ne le connaissait pas avant leur union en 1951 et était à peine préparée à sa tâche d’épouse. Selon les proches, c´est Patrice lui-même qui lui apprendra à tenir un ménage. Le couple se disputera souvent et sera séparé de corps à multiple reprises. Il y a donc lieu de considérer que Lumumba avait personnellement été témoin de certains aspects douloureux du mariage forcé à travers le cas son épouse.

Des idées à leur concrétisation…

lum5Encouragé par les idées et la volonté des pères du panafricanisme de mettre sur pied des structures favorisant l’émancipation et l’éducation des femmes africaines, Lumumba fonde, dès son retour d’Accra en 1958, l’Union des Femmes Démocratiques du Congo. Et c’est de cette même nécessité de créer une synergie entre les femmes africaines que naîtra un mouvement panafricain au sein de la nouvelle république du Congo: le Mouvement Féminin pour la Solidarité Africaine. Cette structure verra l’entrée en scène d’une autre femme importante dans la vie de Lumumba, la métisse centrafricaine Andrée Blouin, à qui le vice premier ministre Antoine Gizenga confie la direction du mouvement. Le cas de cette dernière, activiste, militante et surtout la plume des discours de plusieurs chefs d’états africains tels que Sekou Touré, nous pousse d’ailleurs à considérer la question de l’instrumentalisation de la femme africaine durant cette période des indépendances. On ne parle que très peu de ces actrices dans l’ombre, et l’on tend à ne retenir d’elles que des prétendues liaisons avec ces acteurs des libérations africaines.

lum8En conclusion, au regard de nos sociétés modernes, il faudrait veiller à ne pas tomber dans les pièges d’une analyse anachronique nous incitant à dénigrer cette importance que l’on pouvait encore accorder à la femme au foyer de l’Afrique des années 50 et 60. Cette époque de transition timide d’une société genrée vers une société revalorisant l’apport sociétal ou politique de la femme aurait en effet pu placer des leaders tels que Lumumba face à de véritables dilemmes. Et s’il faut prendre en compte cette attitude iconoclaste de certains vis à vis des choix de vie du héros, d’aucuns pourraient injustement penser qu’il était misogyne et manquait de sincérité lorsqu’il énonçait ses idées émancipatrices pour les femmes d’Afrique et les femmes congolaises. Or, il serait absurde et malhonnête de renier, à l’endroit de Lumumba, cette fervente volonté d’émanciper la femme congolaise et la femme africaine. Non seulement la mise en place de structures exclusivement pensées pour la femme congolaise restait l’une de ses plus grandes préoccupations, mais le héros national faisait face, dans sa vie privée, à des situations qui réveillaient en lui la nécessité de libérer psychologiquement et socialement la femme africaine. Hélas, le fameux Manifeste de la Nsele, sous le régime de Mobutu, n’aura pas réussi à relever le défi de Lumumba qui était de faire de la femme congolaise une actrice efficace dans la société et la politique congolaise. Et aujourd’hui encore, la récente actualité congolaise faisant foi, la femme de la RDC n’occupe toujours pas cette place prépondérante imaginée par Patrice Emery Lumumba.

Par Natou Pedro Sakombi

(extrait de l’étude sur Patrice Emery Lumumba et la question de la femme, menée par Natou Pedro Sakombi, en vue de la participation à la première table ronde lors du « Lumumba Day », Bruxelles, le 17 janvier 2017, co-organisé par le Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre la discrimination )

https://www.facebook.com/Natou-Pedro-Sakombi-1703163179968105/

Sources:

  • Le Congo, terre d’avenir, est-il menacé?, Patrice Lumumba, Office de Publicité, 1961
  • Lumumba, acteur politique, Jean Omasombo, L’Harmattan, Col. Cahiers africains, 2005
  • Gender and Decolonization in the Congo: The Legacy of Patrice Lumumba, Karen Bouwer, PALGRAVE MACMILLAN, 2010
  • La mission civilisatrice au Congo, Evariste Pini-Pini Nsasay, AfricAvenir/Echange & Dialogue, 2012
  • My country, Africa: Autobiography of the black pasionaria, Andrée Blouin, Praeger, 1983
  • Interview de Guy Lumumba dans le journal « La Conscience » , novembre 2004

 

Critique littéraire: « J’ignorais encore nager dans les flots de la vie » de Yannick P. Tambwe

Support écrit de la critique littéraire proposée par Natou P. Sakombi lors de la présentation de l’ouvrage par son auteur face au public belge, le 20 janvier 2017 à Bruxelles, à l’espace Kuumba.

Présentation du roman

« J’ignorais encore nager dans les flots de la vie »  est un roman de Yannick P. TAMBWE, publié aux éditions du Pangolin et Mabiki en 2016.

20161122-nim407-2de2Titre et couverture du roman

Le titre à lui seul est très évocateur. Conjugué au passé, il sous entend nettement le passage d’une situation de fragilité vers une situation de force. Il évoque clairement un périple initiatique. « J’ignorais encore…. »: l’auteur entend-il par là qu’aujourd’hui il aurait appris à nager dans les flots de la vie? De quelle période de sa vie parle t-il lorsqu’il fait référence à cette incapacité à savoir maîtriser les flots de la vie, et pourquoi aura t-il choisi cette métaphore des eaux? Si l’on sait qu’un certain Charles Regimbeau dira que « La vie n’est pas un long fleuve tranquille, mais une montagne à gravir », dans le cas de Prince (car c’est ainsi que l’auteur et le protagoniste du roman se fait communément appeler), on y verrait plutôt cette parure soyeuse et tressaillante à la fois que revêt sa terre natale, à savoir le majestueux fleuve Congo! Et la métaphore serait plutôt bien choisie si l’on considère que les multiples rebondissements des vagues et des flots impétueux du fleuve l’auraient dirigé, de gré ou de force, en terre inconnue. Et si le jeune Prince y aura été jeté sans avoir appris à esquiver les pièges des eaux troubles de l’existence, d’aucuns diront qu’il s’agit là du meilleur moyen d’apprendre à nager. Par ailleurs,  était-ce un hasard que la maison de Huy, première demeure en Belgique du jeune auteur, fût située au bord d’un fleuve? Il est donc plus simple de penser que le voyage se fit d’une rive à une autre: du majestueux Congo à la Meuse défiante.

Le choix de la couverture de l’ouvrage n’est nullement anodin. Le visage candide, innocent et espiègle de l’auteur alors enfant, renvoie clairement à la volonté de rappeler le caractère naïf de l’enfance où l’on pense qu’il suffit d’apprendre à pêcher pour attraper de gros poissons.

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Thème du roman et mode de narration

La quête de soi dans une volonté ardente de se réaliser est sans conteste le thème principal du roman. L’auteur nous confie sans ombrage et sans filtre l’un des moments les plus importants de sa vie: son arrivée en Belgique, ses découvertes, ses rencontres, sa scolarité,  ses échecs, …

Quant au style d’écriture, on est purement dans la forme romanesque « narrateur personnage ». Le langage est simple et soutenu à la fois, l’expression est empreinte de sincérité, mais surtout de plusieurs notes d’humour, esprit juvénile oblige. L’humour, une forme que Prince utilise dans son but premier qui est de railler le caractère comique, ridicule, absurde, insolite ou même triste de l’existence, nous révèle également sa capacité à faire contre mauvaise fortune bon cœur. L’anecdote de la noyade, qui rappelle d’ailleurs la métaphore du roman, en est un excellent exemple: il ne sait pas nager, mais comme il le soulignera à la page de dédicace du roman, ses parents lui ont appris à oser, alors il saute!

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Le voyage du Congo vers la Belgique sera une véritable initiation pour Prince et l’événement clé qui forcera notre protagoniste à apprendre à maîtriser les flots de la vie . Souvent, il n’hésite pas à faire un parallèle entre sa terre natale et sa terre d’accueil, à travers un miroir reflétant tantôt l’une tantôt l’autre, comme pour mieux apprivoiser cette nouvelle vie s’offrant à lui. Pour comprendre le présent, il se sert du passé, pour comprendre l’inconnu, il se sert du familier. Et cette dualité  dont il devra faire face et qui en réalité concerne le choc des cultures, sera pour la première fois personnifiée dans le couple mixte de Patience/Florent dont il dira « Ce couple était indéniablement l’un des couples m’ayant marqué à Huy »:

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Indubitablement, on sait où son coeur penche, car on le sent fortement épris de sa culture congolaise. Dès le départ, il semble décidé à la garder, quand bien même il va apprendre à arborer « poliment » le manteau de l’intégration. Cette réalité est représentée dans la problématique de l’homosexualité auquel il est confronté à travers son ami François. Il est clair pour Prince que ce type d’orientation sexuelle n’est pas inscrit dans sa culture, raison pour laquelle il en parle sans porter de gants. Mais il dira, conscient de la nécessité de devoir s’accommoder aux coutumes du pays d’accueil:

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D’ailleurs, arrivera un temps où Prince va décider d’ôter ce manteau de l’intégration, en pleine période de doute pour, pense-t-il, retourner à la source et à l’origine de son « moi », de son « tout ». En effet, alors que le privilège d’étudier en Europe n’est pas offert à tous, le jeune homme semble attribuer son échec scolaire à un faux départ dont la seule alternative reste le retour sur les bancs de l’ école… au pays! La démarche singulière et audacieuse, raillée par certains proches et amis mais néanmoins encouragée par ses parents, sera pourtant récompensée d’une réussite louable, laquelle signera un nouveau départ, mieux apprivoisé cette fois, vers l’Europe des opportunités. S’armer chez soi et s’accomplir, avant de s’en aller vers d’autres contrées… Un message fort que nous offre le jeune auteur!

Toutefois, ce retour au pays n’est pas si facile: les réalités africaines le rattrapent rapidement: le délestage, la coupure d’eau et les moustiques l’accueillent d’emblée chez Dada Hortense. Mais qu’à cela ne tienne!  Regagner le pays reste un pur bonheur pour Prince.

La visite au Collège Boboto ressemble étrangement à l’expérience vécue dans sa première classe en Belgique: il est l’objet de curiosité et de questionnement. Il passe du « que faisais-tu au Congo? » au « que faisais-tu en Belgique? » Du « black qui ne sait pas danser », il devient « celui qui danse vraiment comme un blanc ». Son lingala devient boiteux, son accent trahi qu’il n’est pas du coin.

Le schéma narratif du roman

Le schéma narratif est celui d’une intrigue unique. On passe de l’état initial mettant en scène les épisodes au Congo jusqu’à l’événement modificateur de l’intrigue, qui est l’arrivée en Belgique. Les péripéties liées au choc de culture et aux difficultés scolaires entraînent l’élément de résolution de l’intrigue, qui est la décision d’un retour au Congo. L’état final de l’intrigue est plutôt heureux, soldé d’une réussite académique et d’un nouveau départ vers la Belgique. Les différentes séquences de l’intrigue semblent être construites de la même manière, par l’introduction de personnages féminins. En effet, volontairement ou involontairement, et sur cela, seul l’auteur pourra nous éclairer, des femmes se présentent à chaque étape cruciale de sa vie. Telles des gardiennes angéliques, elles apparaissent aux portes qui mènent vers d’autres voies, les unes pour encourager, les autres pour conseiller. Certaines sont même là pour fermer des portes!
L’ouvrage démarre d’ailleurs avec la mère de l’auteur, metteure en scène congolaise qui aura un impact considérable dans la vie du protagoniste. On en vient d’ailleurs à se demander si la complicité de l’auteur avec sa mère n’aura pas participé à l’intervention de tous ces personnages féminins. Néanmoins, il est certain que sa mère aura contribué, de par son métier, à forger l’imaginaire de l’auteur. Car si la mère lui donna le goût de l’interprétation, le père, comme le souligne le fils, lui donna le goût de l’écriture.

 

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L’état final de l’intrigue met en lumière le personnage de Christiane, la petite amie, et  les séquences intermédiaires qui relient les différents moments propices du récit mettent en scène des binômes féminins et un personnage unique en la personne d’une petite amie asiatique:

  • Paulette et Naomie ou les « gardiennes des portails de Huy »: les points communs qui les relient au protagoniste sont là comme pour le rassurer. Elles représentent les ponts nécessaires entre le point d’origine (elles sont toutes deux congolaises) et le point d’arrivée (elles vivent en Belgique):

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  • Maliwane, l’amoureuse asiatique, la bonne conseillère durant les moments d’hésitations. Le fait qu’elle fut adoptée aura certainement participé à l’attachement que l’auteur lui porte, car quoi de mieux qu’une petite amie adoptée pour tracer et partager sa route dans ce nouveau pays d’adoption?  Elle n’est ni belge de souche ni congolaise, sa neutralité est idéale pour un nouveau départ. Mais Maliwane quittera le paysage à un moment clé du parcours de Prince: celui des interrogations et d’une vague de dépression qui va aboutir à la décision du retour au pays. Et si certaines femmes ouvrent les portes, Maliwane fait partie des femmes qui non seulement les ouvrent mais les ferment brutalement.
  • Julie et Stéphanie, un autre binôme intéressant, sont les compagnes de l’auditoire qui entrent en scène alors que le protagoniste découvre le monde universitaire. La situation est renversée quand on la compare aux deux gardiennes de Huy, Paulette et Naomie. En effet, contrairement à ces deux dernières, Julie et Stéphanie sont des belges de souche et leur entrée en scène est précédée de l’avertissement d’un aîné qui semble dire : « L’intégration est la clé de la réussite! Si tu veux réussir, décolore-toi, blanchis-toi Prince! »

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  • Et enfin, il y a Christiane. La consolatrice, celle qui clôturera le roman et qui n’est autre que l’alter-ego de la mère de l’auteur. Elle semble combler, par nécessité, l’absence de la mère au pays:

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Un autre élément, bien qu’exogène au protagoniste,  vient appuyer la thématique du roman : Claire Chazal. En effet, à travers le choix d’un référent occidental comme figure de réussite, la jeune Christiane nous révèle sa quête identitaire propre. La journaliste de TF1 est le modèle de notre speakerine en devenir, mais aussi le synonyme évident d’une idéalisation de la sphère européenne.

Mais parmi toutes ces muses qui semblent constituer le squelette du roman, il y a deux personnages aux rôles clé qui sortent du lot: la cousine Bijou et la grand-mère Tate, un binôme attaché à la thématique du roman plus que tous les autres. La première représentera, durant les premières années en Belgique, le lien entre la réalité africaine et celle de l’Occident; en effet, à travers des missives et des appels rares, elle sera la voix du pays mais aussi celle de la sagesse africaine.

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L’autre, Tate, représentera le legs ancestral, le lien entre l’ancienneté et la modernité dont Prince semble avoir vraiment besoin pour rebondir dans les flots de la vie. D’ailleurs n’est-ce pas ce que l’auteur est allé rechercher au pays? La quintessence du « moi » afin de s’accomplir?

Son coeur palpite à l’idée de les revoir, comme si leur visite signifierait le point de départ de quelque chose,comme s’il viendrait confirmer ses sentiments. Après avoir visité tout le monde, il laisse le plus important pour la fin:

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Ces deux personnages décéderont de manière fortuite vers la fin du roman. Des signes forts à l’aube d’un retour en territoire étranger, à l’aube d’une revanche certaine.

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« Savoir d’où il vient pour savoir qui il est », la thématique du roman de Prince pourrait se résumer en cette seule phrase, tel un message qu’il adresserait à ses lecteurs : « savoir d’où l’on vient pour savoir qui l’on est »…

Notes finales de la critique

D’aucuns comprendront le caractère édifiant de ce roman, écrit par un jeune africain contemporain et remettant en question cette Europe que nous idéalisons et à laquelle nous attribuons toutes les clés de la réussite…

La question que nous pose Prince c’est:

« Est-il finalement intéressant d’adopter cette démarche d’aller conquérir la réussite en territoire étranger lorsque l’on n’a pas puisé toutes les possibilités et les ressources qui s’offrent à nous, CHEZ NOUS?  Peut-on véritablement s’accomplir loin de chez nous?

Dans son parcours personnel, à travers lequel il nous enrichit: l’auteur accomplit un exercice périlleux qui requiert une grande humilité de l’esprit: rétrograder pour mieux recommencer. Prince a véritablement reculé, non pas pour mieux sauter, car sauter avec audace dans les flots de la vie, il l’avait déjà fait, sauf qu’il ne savait pas nager. Autant dire qu’il a sauté, mais  pour mieux rebondir dans les flots de la vie.

Si le roman commence par la mère du protagoniste comme pour marquer la naissance d’une période initiatique, il se termine par l’annonce du départ, prévu dans les trois jours, comme pour marquer la résurrection, la renaissance.

Pour conclure, je dirais que « Je ne savais pas encore nager dans les flots de la vie » est un roman richement construit, mais en toute spontanéité. Il n’y a aucun calcul de la part de l’auteur, si ce n’est la sincérité d’une vie pleine de symboliques et de leçons apprises et données en toute modestie.

Critique de Natou Pedro Sakombi                                                                                                              Auteure-Essayiste, Chercheuse indépendante en Histoire

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