Critique littéraire: « J’ignorais encore nager dans les flots de la vie » de Yannick P. Tambwe

Support écrit de la critique littéraire proposée par Natou P. Sakombi lors de la présentation de l’ouvrage par son auteur face au public belge, le 20 janvier 2017 à Bruxelles, à l’espace Kuumba.

Présentation du roman

« J’ignorais encore nager dans les flots de la vie »  est un roman de Yannick P. TAMBWE, publié aux éditions du Pangolin et Mabiki en 2016.

20161122-nim407-2de2Titre et couverture du roman

Le titre à lui seul est très évocateur. Conjugué au passé, il sous entend nettement le passage d’une situation de fragilité vers une situation de force. Il évoque clairement un périple initiatique. « J’ignorais encore…. »: l’auteur entend-il par là qu’aujourd’hui il aurait appris à nager dans les flots de la vie? De quelle période de sa vie parle t-il lorsqu’il fait référence à cette incapacité à savoir maîtriser les flots de la vie, et pourquoi aura t-il choisi cette métaphore des eaux? Si l’on sait qu’un certain Charles Regimbeau dira que « La vie n’est pas un long fleuve tranquille, mais une montagne à gravir », dans le cas de Prince (car c’est ainsi que l’auteur et le protagoniste du roman se fait communément appeler), on y verrait plutôt cette parure soyeuse et tressaillante à la fois que revêt sa terre natale, à savoir le majestueux fleuve Congo! Et la métaphore serait plutôt bien choisie si l’on considère que les multiples rebondissements des vagues et des flots impétueux du fleuve l’auraient dirigé, de gré ou de force, en terre inconnue. Et si le jeune Prince y aura été jeté sans avoir appris à esquiver les pièges des eaux troubles de l’existence, d’aucuns diront qu’il s’agit là du meilleur moyen d’apprendre à nager. Par ailleurs,  était-ce un hasard que la maison de Huy, première demeure en Belgique du jeune auteur, fût située au bord d’un fleuve? Il est donc plus simple de penser que le voyage se fit d’une rive à une autre: du majestueux Congo à la Meuse défiante.

Le choix de la couverture de l’ouvrage n’est nullement anodin. Le visage candide, innocent et espiègle de l’auteur alors enfant, renvoie clairement à la volonté de rappeler le caractère naïf de l’enfance où l’on pense qu’il suffit d’apprendre à pêcher pour attraper de gros poissons.

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Thème du roman et mode de narration

La quête de soi dans une volonté ardente de se réaliser est sans conteste le thème principal du roman. L’auteur nous confie sans ombrage et sans filtre l’un des moments les plus importants de sa vie: son arrivée en Belgique, ses découvertes, ses rencontres, sa scolarité,  ses échecs, …

Quant au style d’écriture, on est purement dans la forme romanesque « narrateur personnage ». Le langage est simple et soutenu à la fois, l’expression est empreinte de sincérité, mais surtout de plusieurs notes d’humour, esprit juvénile oblige. L’humour, une forme que Prince utilise dans son but premier qui est de railler le caractère comique, ridicule, absurde, insolite ou même triste de l’existence, nous révèle également sa capacité à faire contre mauvaise fortune bon cœur. L’anecdote de la noyade, qui rappelle d’ailleurs la métaphore du roman, en est un excellent exemple: il ne sait pas nager, mais comme il le soulignera à la page de dédicace du roman, ses parents lui ont appris à oser, alors il saute!

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Le voyage du Congo vers la Belgique sera une véritable initiation pour Prince et l’événement clé qui forcera notre protagoniste à apprendre à maîtriser les flots de la vie . Souvent, il n’hésite pas à faire un parallèle entre sa terre natale et sa terre d’accueil, à travers un miroir reflétant tantôt l’une tantôt l’autre, comme pour mieux apprivoiser cette nouvelle vie s’offrant à lui. Pour comprendre le présent, il se sert du passé, pour comprendre l’inconnu, il se sert du familier. Et cette dualité  dont il devra faire face et qui en réalité concerne le choc des cultures, sera pour la première fois personnifiée dans le couple mixte de Patience/Florent dont il dira « Ce couple était indéniablement l’un des couples m’ayant marqué à Huy »:

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Indubitablement, on sait où son coeur penche, car on le sent fortement épris de sa culture congolaise. Dès le départ, il semble décidé à la garder, quand bien même il va apprendre à arborer « poliment » le manteau de l’intégration. Cette réalité est représentée dans la problématique de l’homosexualité auquel il est confronté à travers son ami François. Il est clair pour Prince que ce type d’orientation sexuelle n’est pas inscrit dans sa culture, raison pour laquelle il en parle sans porter de gants. Mais il dira, conscient de la nécessité de devoir s’accommoder aux coutumes du pays d’accueil:

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D’ailleurs, arrivera un temps où Prince va décider d’ôter ce manteau de l’intégration, en pleine période de doute pour, pense-t-il, retourner à la source et à l’origine de son « moi », de son « tout ». En effet, alors que le privilège d’étudier en Europe n’est pas offert à tous, le jeune homme semble attribuer son échec scolaire à un faux départ dont la seule alternative reste le retour sur les bancs de l’ école… au pays! La démarche singulière et audacieuse, raillée par certains proches et amis mais néanmoins encouragée par ses parents, sera pourtant récompensée d’une réussite louable, laquelle signera un nouveau départ, mieux apprivoisé cette fois, vers l’Europe des opportunités. S’armer chez soi et s’accomplir, avant de s’en aller vers d’autres contrées… Un message fort que nous offre le jeune auteur!

Toutefois, ce retour au pays n’est pas si facile: les réalités africaines le rattrapent rapidement: le délestage, la coupure d’eau et les moustiques l’accueillent d’emblée chez Dada Hortense. Mais qu’à cela ne tienne!  Regagner le pays reste un pur bonheur pour Prince.

La visite au Collège Boboto ressemble étrangement à l’expérience vécue dans sa première classe en Belgique: il est l’objet de curiosité et de questionnement. Il passe du « que faisais-tu au Congo? » au « que faisais-tu en Belgique? » Du « black qui ne sait pas danser », il devient « celui qui danse vraiment comme un blanc ». Son lingala devient boiteux, son accent trahi qu’il n’est pas du coin.

Le schéma narratif du roman

Le schéma narratif est celui d’une intrigue unique. On passe de l’état initial mettant en scène les épisodes au Congo jusqu’à l’événement modificateur de l’intrigue, qui est l’arrivée en Belgique. Les péripéties liées au choc de culture et aux difficultés scolaires entraînent l’élément de résolution de l’intrigue, qui est la décision d’un retour au Congo. L’état final de l’intrigue est plutôt heureux, soldé d’une réussite académique et d’un nouveau départ vers la Belgique. Les différentes séquences de l’intrigue semblent être construites de la même manière, par l’introduction de personnages féminins. En effet, volontairement ou involontairement, et sur cela, seul l’auteur pourra nous éclairer, des femmes se présentent à chaque étape cruciale de sa vie. Telles des gardiennes angéliques, elles apparaissent aux portes qui mènent vers d’autres voies, les unes pour encourager, les autres pour conseiller. Certaines sont même là pour fermer des portes!
L’ouvrage démarre d’ailleurs avec la mère de l’auteur, metteure en scène congolaise qui aura un impact considérable dans la vie du protagoniste. On en vient d’ailleurs à se demander si la complicité de l’auteur avec sa mère n’aura pas participé à l’intervention de tous ces personnages féminins. Néanmoins, il est certain que sa mère aura contribué, de par son métier, à forger l’imaginaire de l’auteur. Car si la mère lui donna le goût de l’interprétation, le père, comme le souligne le fils, lui donna le goût de l’écriture.

 

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L’état final de l’intrigue met en lumière le personnage de Christiane, la petite amie, et  les séquences intermédiaires qui relient les différents moments propices du récit mettent en scène des binômes féminins et un personnage unique en la personne d’une petite amie asiatique:

  • Paulette et Naomie ou les « gardiennes des portails de Huy »: les points communs qui les relient au protagoniste sont là comme pour le rassurer. Elles représentent les ponts nécessaires entre le point d’origine (elles sont toutes deux congolaises) et le point d’arrivée (elles vivent en Belgique):

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  • Maliwane, l’amoureuse asiatique, la bonne conseillère durant les moments d’hésitations. Le fait qu’elle fut adoptée aura certainement participé à l’attachement que l’auteur lui porte, car quoi de mieux qu’une petite amie adoptée pour tracer et partager sa route dans ce nouveau pays d’adoption?  Elle n’est ni belge de souche ni congolaise, sa neutralité est idéale pour un nouveau départ. Mais Maliwane quittera le paysage à un moment clé du parcours de Prince: celui des interrogations et d’une vague de dépression qui va aboutir à la décision du retour au pays. Et si certaines femmes ouvrent les portes, Maliwane fait partie des femmes qui non seulement les ouvrent mais les ferment brutalement.
  • Julie et Stéphanie, un autre binôme intéressant, sont les compagnes de l’auditoire qui entrent en scène alors que le protagoniste découvre le monde universitaire. La situation est renversée quand on la compare aux deux gardiennes de Huy, Paulette et Naomie. En effet, contrairement à ces deux dernières, Julie et Stéphanie sont des belges de souche et leur entrée en scène est précédée de l’avertissement d’un aîné qui semble dire : « L’intégration est la clé de la réussite! Si tu veux réussir, décolore-toi, blanchis-toi Prince! »

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  • Et enfin, il y a Christiane. La consolatrice, celle qui clôturera le roman et qui n’est autre que l’alter-ego de la mère de l’auteur. Elle semble combler, par nécessité, l’absence de la mère au pays:

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Un autre élément, bien qu’exogène au protagoniste,  vient appuyer la thématique du roman : Claire Chazal. En effet, à travers le choix d’un référent occidental comme figure de réussite, la jeune Christiane nous révèle sa quête identitaire propre. La journaliste de TF1 est le modèle de notre speakerine en devenir, mais aussi le synonyme évident d’une idéalisation de la sphère européenne.

Mais parmi toutes ces muses qui semblent constituer le squelette du roman, il y a deux personnages aux rôles clé qui sortent du lot: la cousine Bijou et la grand-mère Tate, un binôme attaché à la thématique du roman plus que tous les autres. La première représentera, durant les premières années en Belgique, le lien entre la réalité africaine et celle de l’Occident; en effet, à travers des missives et des appels rares, elle sera la voix du pays mais aussi celle de la sagesse africaine.

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L’autre, Tate, représentera le legs ancestral, le lien entre l’ancienneté et la modernité dont Prince semble avoir vraiment besoin pour rebondir dans les flots de la vie. D’ailleurs n’est-ce pas ce que l’auteur est allé rechercher au pays? La quintessence du « moi » afin de s’accomplir?

Son coeur palpite à l’idée de les revoir, comme si leur visite signifierait le point de départ de quelque chose,comme s’il viendrait confirmer ses sentiments. Après avoir visité tout le monde, il laisse le plus important pour la fin:

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Ces deux personnages décéderont de manière fortuite vers la fin du roman. Des signes forts à l’aube d’un retour en territoire étranger, à l’aube d’une revanche certaine.

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« Savoir d’où il vient pour savoir qui il est », la thématique du roman de Prince pourrait se résumer en cette seule phrase, tel un message qu’il adresserait à ses lecteurs : « savoir d’où l’on vient pour savoir qui l’on est »…

Notes finales de la critique

D’aucuns comprendront le caractère édifiant de ce roman, écrit par un jeune africain contemporain et remettant en question cette Europe que nous idéalisons et à laquelle nous attribuons toutes les clés de la réussite…

La question que nous pose Prince c’est:

« Est-il finalement intéressant d’adopter cette démarche d’aller conquérir la réussite en territoire étranger lorsque l’on n’a pas puisé toutes les possibilités et les ressources qui s’offrent à nous, CHEZ NOUS?  Peut-on véritablement s’accomplir loin de chez nous?

Dans son parcours personnel, à travers lequel il nous enrichit: l’auteur accomplit un exercice périlleux qui requiert une grande humilité de l’esprit: rétrograder pour mieux recommencer. Prince a véritablement reculé, non pas pour mieux sauter, car sauter avec audace dans les flots de la vie, il l’avait déjà fait, sauf qu’il ne savait pas nager. Autant dire qu’il a sauté, mais  pour mieux rebondir dans les flots de la vie.

Si le roman commence par la mère du protagoniste comme pour marquer la naissance d’une période initiatique, il se termine par l’annonce du départ, prévu dans les trois jours, comme pour marquer la résurrection, la renaissance.

Pour conclure, je dirais que « Je ne savais pas encore nager dans les flots de la vie » est un roman richement construit, mais en toute spontanéité. Il n’y a aucun calcul de la part de l’auteur, si ce n’est la sincérité d’une vie pleine de symboliques et de leçons apprises et données en toute modestie.

Critique de Natou Pedro Sakombi                                                                                                              Auteure-Essayiste, Chercheuse indépendante en Histoire

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