Esclavage moderne ou servitude volontaire de l’Africain

A la lumière des travaux de Léon Tolstoï

tolstoiA l’utilisation du terme « esclavage moderne », certains penseurs recommandent celui d’« esclavage contemporain » afin de ne pas faire d’amalgame avec le pamphlet de l’écrivain russe Lev Nikolaïevitch Tolstoï, plus connu sous le nom de Léon Tolstoï (1828-1910). Or, en tenant compte du fait que la plus grande œuvre de l’auteur, à savoir le roman « Guerre et Paix » ( écrit en 1869) qu’il mettra près de dix années à écrire et qui brosse le portrait historique et réaliste de toutes les classes sociales lors de l’invasion de la Russie par les troupes de Napoléon, en 1812, nous offre une étude complexe de la vie sociale ainsi qu’une analyse pointue de la psychologie humaine occidentale, nous comprenons qu’il est utile que nous nous intéressions de plus près à ses travaux. Car à travers ces derniers, l’auteur russe nous renseigne également sur l’histoire et la violence dans la vie humaine des les sociétés occidentales de son époque, qui prônaient les vertus du capitalisme et du libéralisme dans un paysage industriel naissant. Et en effet, notre intérêt pour les œuvres de Tolstoï se trouve dans sa manière de refléter, à travers ses analyses politiques et sociétales, les projets des états européens pour leurs territoires, mais aussi pour leurs colonies, dont ils souhaitaient extraire les richesses le plus efficacement possible. Et si nous souhaitons réellement comprendre le projet de l’Oligarchie occidentale pour le continent le plus riche du monde qui est l’Afrique à cette période de l’histoire, c’est parce qu’il nous est primordial de cerner les fondements de ses sociétés qui ont eu et continuent à avoir des influences considérables dans les sociétés africaines.

Nous nous intéresseront plus principalement à son ouvrage « Esclavage Moderne », qu’il écrit en 1900, et dans lequel il propose le recours à la non-violence face à la violence organisée des gouvernements (d’ailleurs Gandhi s’inspirera de son idée de « résistance passive »), le détachement de la société civile de l’état, la valorisation du monde rural, une critique de la société industrielle et des effets néfastes du progrès. Il expose l’idée que le capitalisme, libéral ou d’État (socialisme d’État), ne résoudra pas les problèmes des ouvriers et autres travailleurs, qui sont, selon lui, traités au même titre que des esclaves. Ses idées dans « Esclavage Moderne » peuvent être résumées dans cette citation de lui-même : « La cause de la malheureuse condition des ouvriers est l’esclavage. La cause de l’esclavage est l’existence des lois. Or les lois s’appuient sur la violence organisée ».

En effet, Tolstoï voulait libérer l’individu de l’esclavage physique mais aussi mental. En 1856, il va offrir ses terres aux serfs, mais ceux-ci refusent en pensant qu’il va les escroquer. Il se posera donc sans cesse cette question : « Pourquoi, mais pourquoi donc, ne veulent-ils pas la liberté ? ».

Il est très étonnant d’observer de quelle manière les idées de Tolstoï, qui dépeignent la philosophie et la politique occidentale, font écho dans les sociétés africaines modernes. Et afin de dégager ces évidences, nous analyserons, à travers six idées fondamentales qui constituent en partie cette notion d’esclavage moderne dont parle l’écrivain russe, les éléments permettant de créer un parallèle avec les réalités des sociétés africaines actuelles.

  • La religion et la création des classes : parallèle avec l’endoctrinement colonial en Afrique

Tolstoï fait une attaque violente du progrès qu’il considère comme étant la cause majeure de la décadence des sociétés occidentales. Et l’arme par excellence que les états européens utilisent aussi bien sur leurs territoires que dans les colonies, c’ est la religion. Il critique ainsi la chrétienté, qui a, selon lui, posé dès le Moyen Âge l’idée d’une pauvreté nécessaire pour les travailleurs (les serfs) et de la jouissance des autres (les seigneurs). Le progrès est donc une nouvelle religion, au même titre que le catholicisme, qui permet une acceptation de l’ordre social. N’est-ce pas l’endoctrinement, notamment à travers les béatitudes, que les oppresseurs utilisèrent pour manipuler les populations autochtones d’Afrique afin de les réduire en esclavage ou les coloniser ? « Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est à eux ; Heureux les affligés, car ils seront consolés ; Heureux les doux, car ils posséderont la terre ; Heureux les affamés et assoiffés de la justice, car ils seront rassasiés ; Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde ; Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu ; Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu ; Heureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des Cieux est à eux ; Heureux êtes-vous quand on vous insultera, qu’on vous persécutera, et qu’on dira faussement contre vous toute sorte d’infamie à cause de moi. »

  • Critique du socialisme : parallèle avec le socialisme occidental introduit en Afrique

Tolstoï critiquera les idées socialistes de l’époque en faisant une nouvelle comparaison avec le pouvoir de l’Église qui approuve l’idée de la coexistence de deux classes, une inférieure, l’autre supérieure, avec pour motivation l’idée d’un futur meilleur qui passe par la socialisation des moyens de production, servant de justification pour la classe privilégiée. C’est l’acceptation de l’ordre social. Et la science du progrès se charge donc de répondre : les ouvriers et autres travailleurs doivent se regrouper en société de coopération et doivent lutter par des grèves et la participation au pouvoir. Ils doivent faire pression pour obtenir des améliorations.

Or nous constatons que l’idée de deux classes qui se confrontent n’est pas inexistante en Afrique, et prend carrément de l’ampleur durant la période de la colonisation. La nécessité de la création parmi les colonisés d’une classe supérieure dite d’ « évolués » comme ce fut le cas dans le Congo Belge, entrait par exemple dans cette logique. Les indigènes vont peu à peu aspirer à cette nouvelle classe d’élite intellectuelle proche du colonisateur et ne vont pas hésiter à quitter le monde rural au profit du monde urbain, dit « civilisé ». Le Congo ne sera pas une exception, car c’est cette même situation que connaîtront les pays africains colonisés. Forcément, à ceux qui n’auront pas la possibilité d’accéder à cette classe d’intellectuels et qui occuperont des fonctions d’ouvriers et de subalternes dans les colonies, on laissera la possibilité de se constituer en syndicats. Ainsi, l’apparition du syndicalisme en Afrique sera liée aux formes d’exploitation de la force de travail dans les colonies. Entre 1900 et 1946, en l’espace de moins d’un demi-siècle, le système colonial réussira à détruire le système de l’économie domestique avec pour conséquences la dégradation progressive des revenus dans le milieu rural, ainsi que l’accélération, à différents rythmes, des flux et reflux migratoires des travailleurs vers les villes telles que Dakar, Abidjan, Conakry, Bamako, Ouagadougou ou Léopoldville. Les Africains réagissent d’abord aux piètres conditions de travail sur les divers chantiers, dans les plantations et dans les zones urbaines, par des actes individuels, notamment par la désertion. Puis par une riposte de plus en plus collective sur les lieux de travail pour aboutir à un cadre organisé, même si le mouvement social est encore éclaté entre les travailleurs ayant des statuts divers : Européens ou Africains, titulaires, auxiliaires ou journaliers. Aussi, on peut clairement affirmer que les syndicats en Afrique, constituée de 1895 à 1959, sont apparus grâce à la solidarité ouvrière métropolitaine car le mouvement syndical africain s’est développé sous la double pression des organismes internationaux et (surtout) des syndicats métropolitains plus ou moins alliés aux partis politiques. Les syndicats finiront par se révéler être à la fois une force de revendication corporatiste et une force politique engagée dans la lutte pour les indépendances nationales.

Tolstoï caractérise cette doctrine socialiste comme étant un « aveu d’ignorance ». Selon lui, les travailleurs possèdent eux-mêmes des moyens de production mais ils les abandonnent lors de l’exode rural. C’est donc une critique du capitalisme qui pousse les gens à désirer plus qu’ils n’ont, tout en sacrifiant ce qu’ils ont, critique qui apparaît dans l’idée de décroissance, en particulier chez la pensée Taoïste, avec l’œuvre de Lao Tseu, le Tao Tö King. Ainsi, le désir d’avoir plus n’est qu’une aliénation qui détourne de la réalité. On peut y voir aussi un éloge de la simplicité volontaire :

« Car pour le bonheur de leur vie, il importe fort peu qu’ils puissent se payer des fantaisies luxueuses : montres, mouchoirs de soie, tabac, eau-de-vie, viande, bière, mais seulement qu’ils recouvrent enfin la santé, la moralité et surtout la liberté ».

C’est l’amour du loisir et du luxe qui vient donc faire accepter les conditions de travail selon l’auteur russe. Il déplore ensuite la débauche que provoque ce loisir, l’alcoolisme en particulier, qui fait disparaître ce que Tolstoï appelle des « valeurs sûres », qui sont selon lui « la vie de famille, et le travail de la terre, le seul raisonnable ». Cela ne nous rappelle-t-il pas l’abandon des Africains de leurs valeurs pour adopter les valeurs exogènes ?  Tolstoï rejoint ainsi l’idée de Karl Marx sur le déracinement des paysans. D’après lui, le socialisme ne sert que l’intérêt de ce capitalisme, tentant de faire oublier cette « vie simple ». Il critique aussi l’opinion public de l’époque qui véhicule une image positive de l’exode rural. De plus, cette classe dominante serait actrice de cette socialisation promise en qualité de « dessinateurs, de savants, d’artistes », le prolétariat sera toujours dans cette révolution condamné au bas métier dans l’industrie, que la science se chargera de rendre plus agréable, par des améliorations qualitatives de celui-ci mais aussi par la création de nouveaux besoins, les loisirs construits de toutes pièces, qui provoquera l’abandon d’une vie simple et centrée sur le « réel ». Tolstoï se pose donc comme un véritable critique de la pensée progressiste sociale, ne servant selon lui que les intérêts de la société industrielle.

  • Classe intermédiaire, esclave et maître : parallèle avec le « nouveau riche » africain

D’après Tolstoï, le travailleur moderne vit dans de meilleurs conditions physiques que dans le cas du servage, et une classe intermédiaire « à la fois esclaves et maîtres » voit le jour. Il affirme que l’esclavage existe toujours, sans que ses contemporains en aient conscience, de par l’action des intellectuels qui expliquent que la situation des ouvriers est nécessaire, et surtout grâce à l’acceptation historique que le phénomène de l’esclavage est aboli depuis la fin de la traite négrière aux États-Unis. Le concept est alors juste une histoire de définition, l’argent vient supprimer l’ancien modèle de l’esclavage, ou du servage, pour en créer un autre. Il profite pour donner des exemples : l’abolition de l’esclavage en Russie fut fait après que la classe dominante est pris possession de toutes les terres, que l’on céda ensuite aux paysans au prix de lourdes dettes : l’argent vient donc remplacer les anciens liens de servitude. Il cite ensuite l’exemple de l’Allemagne, où une série de réformes visant à imposer les ouvriers se fait après que la grande partie de la population fut privée de biens. Il dira :

« On ne laisse tomber un instrument de servitude que lorsqu’un autre fait déjà son œuvre ».

Si l’on prend le cas de l’Afrique, à la lumière de cette analyse pertinente de Tolstoï, l’ « engagisme », qui fut un mode de recrutement pratiqué entre 1850 et 1930 visant à remplacer les esclaves affranchis par des travailleurs sous contrat, prend tout son sens. Etant donné que le colonisateur a besoin de main-d’œuvre pour ses plantations et ses chantiers, il y fait travailler une population qui a gardé la maîtrise de la terre. Cette dernière peut accéder à une certaine autonomie financière, voire s’offrir les services d’autres travailleurs, il se sent donc lui-même « maître ». Bien évidemment, c’est un leurre, car au grand jamais le colonisateur apprend au colonisé la gestion de postes à responsabilité par exemple, il reste avant tout un travailleur pour la colonie. Et quand l’indigène est en mesure de trouver sa subsistance dans les cultures vivrières sans aller travailler pour le colonisateur, on parle de la « paresse invétérée de l’indigène ».

  • Critique de la loi

Tolstoï émettra également une critique globale sur la notion de droit, qui est selon sa définition une forme d’aliénation : « les savants nous disent que la loi est l’expression de la volonté du peuple ». Pour l’auteur, la loi n’est autre qu’un moyen pour la caste dominante de recourir à la violence en cas de refus de son autorité. Ainsi, la loi permet le maintien de l’ordre social en priorisant la raison du plus fort. Cependant, celle-ci répond à la violence par la violence, et c’est que Tolstoï appelle la « Violence organisée » (la police, la prison… toute institution qui représente l’ordre).

Le cas des mesures juridiques prises en Afrique du Sud pour maintenir l’apartheid illustre bien cette notion de « violence organisée » dont parle Tolstoï. Les prisonniers politiques qui peuplent Robben Island durant cette période en sont les exemples vivants.

  • Critique du gouvernement

L’auteur s’interroge ensuite sur la nécessité d’un gouvernement dont l’existence est en général soutenue par la classe dominante. Cette dernière, forte de sa position confortable dans le système, clame que sans celui-ci « ce sera le chaos, l’anarchie, la perte de tous les résultats de la civilisation, le retour des hommes à la barbarie primitive ». ce qui s’étend par conséquent aux classes prolétariennes. Il tente ensuite une attaque de la vision manichéenne : l’anarchie serait le règne des « méchants » et l’asservissement celui des «bons ». Tolstoï va également noter un élément important : l’usage constant chez les intellectuels de son époque du mot « barbarie », notamment pour évoquer les conditions des basses classes. S’il faut faire un parallèle de cette réalité avec les sociétés africaines modernes, n’a-t-on pas coutume de penser que les « barbares », à l’opposé des « civilisés » sont les gens du petit peuple ? Ceux qui constituent l’élite, les intellectuels, les évolués et leurs enfants ne seront que rarement considérés comme des « barbares ». Ce sont eux, qui en général, ne contestent pas le gouvernement en place et prônent pour un respect total de ce dernier et de ses lois.

Aussi, Tolstoï accuse les gouvernements de son époque de jouer un double-jeu afin de conquérir les nations étrangères et leurs ressources, afin de « faire passer toute la terre aux mains des compagnies, des banquiers, des richards, de tous ceux qui ne travaillent pas ». On peut y voir une critique du patriotisme et du nationalisme. N’est-ce pas là la politique des pays occidentaux à l’égard des pays africains de nos jours ?

  • S’émanciper du gouvernement : la responsabilité de la société civile en Afrique

A son époque, Léon Tolstoï propose la création d’un mouvement autonome, sans l’appui des gouvernements : la population peut donc s’organiser seule, en particulier les communautés paysannes loin du pouvoir centralisé, en se basant sur « la coutume, l’opinion public, le sentiment de la justice et de la solidarité sociale ». Le peuple s’opposerait donc aux riches et aux gouvernements, qui n’ont aucune morale et qui utilisent la violence organisée comme arme, et étendent leur manque de moralité et de sens de la justice vers les classes pauvres qui ne s’uniraient plus, ne posséderaient plus de conscience de classe. Il dira :

« Si les hommes sont raisonnables, leurs rapports doivent être fondés sur la raison et non sur la violence de ceux d’entre eux qui se sont, par rencontre, emparés du pouvoir. »

Nous ne pouvons pas douter de l’efficacité de cette proposition de l’auteur russe, surtout lorsque l’on considère la manière dont la société civile africaine s’est organisée pour faire bouger l’ordre des choses dans ses sociétés, à travers les récents événements de l’actualité africaine.

Et si l’on peut critiquer les changements de gouvernements en Afrique par les faits des coups d’états, nous comprenons pourquoi Tolstoï explique que remplacer un gouvernement par un autre en usant de la violence ne serait que remettre en place une autre dictature. Les solutions proposées par les socialistes, puisqu’elles se basent sur l’utilisation de la violence organisée, ne sont qu’une forme nouvelle de l’esclavage. Mais alors, quelles solutions reste-il ? Tolstoï propose l’idée qu’il faut abolir la violence :

« essayer de détruire la violence par la violence, c’est vouloir éteindre le feu par le feu, inonder un pays pour refluer les eaux d’un fleuve qui déborde, c’est creuser un trou dans le sol pour avoir de la terre afin d’en combler un autre ».

Il fait l’éloge du pacifisme en utilisant l’exemple de la colonisation des Amériques, ou les colons avait un intérêt personnel à marcher contre d’autre d’hommes afin de s’accaparer les richesses pour eux-mêmes alors que la colonisation de l’Afrique se fait contre d’autre hommes mais pour l’intérêt des gouvernements. L’organisation étatique permet donc de déresponsabiliser les hommes, d’organiser une division du travail au sein même de l’organisation sociale. La liberté est donc inaccessible, car l’homme soumis au gouvernement depuis sa naissance, n’a même pas l’idée de ce que pourrait être celle-ci.

En d’autres mots, pour Tolstoï, la solution serait le pouvoir au peuple. Il nous rappelle que la discipline est l’arme des gouvernements. Elle est caractérisée par le patriotisme :

« ce n’est pas sans raison que les empereurs, les rois, les présidents font si grand prix de la discipline, s’effrayent chaque fois qu’elle a été violée, et attachent une importance considérable aux revues, manœuvres, aux parades, aux défilés et à toutes les sottises du même genre »

et par l’éducation, qu’il résume par

«  une éducation pseudo-religieuse et patriotique ».

La seule solution serait de dénoncer ce mensonge officiel, que la haine des peuples n’est dûe qu’au nationalisme, que les gouvernements utilise comme argument pour justifier la défense nationale, ce que Tolstoï appelle plus simplement, la guerre. Nous y voyons ici un appel au panafricanisme comme voie de sortie des états africains.

Et lorsque l’écrivain russe exprime son regret face à l’importance des liens de dépendances entre peuples et gouvernements, nous y voyons logiquement la dépendance du peuple africain aux gouvernements, ces derniers étant eux-mêmes dépendants des états occidentaux.

Natou Pedro Sakombi 

 

Sources:

  • Léon Tolstoï, L’Esclavage moderne, le pas de côté, Vierzon, 2012, 112 pages.
  • 1996 – 2018 Histoire coloniale et postcoloniale,

    Elikia M’Bokolo : « le travail forcé, c’est de l’esclavage », samedi 15 décembre 2007

  • Babacar Fall: « Le mouvement syndical en Afrique occidentale francophone, De la tutelle des centrales métropolitaines à celle des partis nationaux uniques, ou la difficile quête d’une personnalité (1900-1968) »Faculté des Sciences et Technologies de l’Éducation et de la Formation, Université Cheikh Anta Diop de Dakar.

Méfions-nous de l’Africanisme: science créée pour l’Africain contre l’Africain

canisme2C’est au XVe siècle que les Européens commencèrent à prendre contact avec les régions côtières de l’Afrique subsaharienne et à produire des œuvres littéraires qui vont notamment servir de sources pour les historiens modernes. Toutefois, ces auteurs n’avaient nullement l’intention, du moins pas immédiatement, de rédiger des ouvrages d’histoire de l’Afrique, car leur but essentiel était de décrire la situation contemporaine du continent pour des besoins personnels. En effet, à cette époque, la tendance maîtresse de la culture européenne méprisait les autres civilisations, et principalement les sociétés africaines qui n’avaient, selon eux, pas d’histoire digne d’être étudiée. Plus tard, avec la colonisation, les penseurs européens prônant les idées hégéliennes, soutenues par celles de Darwin, désigneront les sciences humaines et naturelles telles que l’anthropologie, la linguistique ou l’ethnologie, dont les méthodologies non historiques permettent d’étudier et d’évaluer les cultures et les sociétés des peuples  dits « primitifs » et « inférieurs » aux Européens, comme étant les plus appropriées pour parler des Africains . Ces sciences humaines et naturelles deviendront les piliers d’une nouvelle science fabriquée spécialement pour étudier l’Afrique: l’africanisme. Et lorsqu’au début du 20ème siècle, l’histoire devient une science fondée uniquement sur l’analyse rigoureuse des sources originales et principalement écrites, l’Afrique, qui selon la pensée occidentale est une civilisation de l’oralité, n’aura pas droit à une histoire écrite. C’est ainsi qu’A. P. Newton, fondateur du Royal Anthropological Institute déclarera: « L’Afrique n’a pas d’histoire avant l’arrivée des Européens. L’histoire commence quand l’homme se met à écrire ». Aujourd’hui, peut-on dire que l’Afrique possède réellement une histoire écrite? Si oui, par qui est-elle écrite et sur base de quelles sciences principalement? Aussi, comment l’Africain aura t-il réussi ou non à s’imposer dans un paradigme universitaire institué et typiquement eurocentrique afin d’écrire ou de ré-écrire son histoire?

Les régions de l’Afrique qui attireront particulièrement l’attention des Européens au XVème siècle seront les côtes guinéennes de l’Afrique occidentale, la région du Bas-Zaïre et de l’Angola, la vallée du Zambèze et ses hautes terres voisines, et l’Ethiopie (ils  pénétreront activement à l’intérieur de ces terres au cours des XVIe et XVIIe siècles). Cependant, si les écrits émanant de ces conquêtes purent servir de bases historiques,  il faut savoir qu’il n’a jamais été question pour les Européens d’écrire une histoire de l’Afrique. Et ce fut également le cas des écrivains antérieurs au XVème siècle, à savoir:

  • les auteurs grecs classiques tels qu’Hérodote, Manéthon, Pline l’Ancien, Strabon, Tacite qui finalement ne nous racontent que de rares voyages ou raids à travers le Sahara, ou des voyages maritimes tentés le long de la côte atlantique
  • les arabes, qui commerçaient avec la partie occidentale de l’océan Indien tels qu’ al-Mas‘ūdī , al-Bakrī , al-Idrīsī  Ibn Baṭṭūṭa (1304 -1369) ou Hassan Ibn Mohammad al-Wuzza’n (connu en Europe sous le nom de Léon l’Africain ), une exception pouvant être soulignée pour Ibn Khaldūn qui écrira sur l’histoire du Royaume du Mali )

Cette mentalité était appuyée par les courants de pensée européens issus de la Renaissance (courant d’ailleurs nés en Europe grâce à l’avènement des Maures; lire l’article « Comprendre la suprématie occidentale et le « négationnisme noir » à travers la pensée historique européenne » dans ce blog), du siècle des Lumières, et de la révolution scientifique et industrielle alors en plein essor.

canisme3

Or, comme l’aura si bien dit Théophile Obenga:

« Les Grecs n’ont rien inventé, même pas l’écriture!« .

canisme4
Cheikh Anta Diop

Pourtant la logique occidentale veut que l’histoire soit née en Ionie et que toutes les connaissances proviennent d’un héritage gréco-romain unique. Mais ctte idée va être savamment déconstruite par des scientifiques africains tels que Cheikh Anta Diop ou Théophile Obenga, qui apporteront la preuve que les penseurs grecs ont puisé toute leur connaissance du berceau égypto-nubien. Et en effet, c’est durant leur voyage en Egypte que les penseurs et savants grecs tels que Thalès, Pythagore, Platon, Archimède et bien d’autres, recevront les éléments de connaissance qui permirent l’élaboration de leurs célèbres travaux. C’est donc de façon malhonnête que les intellectuels européens se persuadèrent que les desseins, les connaissances, la puissance, et la richesse de leur société étaient prépondérants, que leur civilisation prévalait sur toutes les autres et que l’histoire des autres sociétés était sans importance. Notez que cette attitude était surtout adoptée, et de manière violente, à l’encontre de l’Afrique.

Pour citer des exemples concrets:

  • Hegel définira cette position très explicitement dans sa Philosophie de l’Histoire où il dira:

« L’Afrique n’est pas un continent historique ; elle ne montre ni changement ni développement. » Les peuples noirs « sont incapables de se développer et de recevoir une éducation. Tels nous les voyons aujourd’hui, tels ils ont toujours été ».

  • En 1793, le responsable de la publication du livre de Dalzel jugera nécessaire de justifier la parution d’ « Une histoire du Dahomey » en prenant nettement la même position qu’Hegel et en disant:

« Pour arriver à une juste connaissance de la nature humaine, il est absolument nécessaire de se frayer un chemin à travers l’histoire des nations les plus grossières».

MAIS il est utile de rappeler les déclarations du Comte de Volney après la campagne d’Egypte de Napoléon:

« dire que ce peuple aujourdhui notre esclave et l’objet de notre mépris est celui à qui nous devons nos arts et nos sciences, et JUSQU’A L’USAGE DE LA PAROLE ». On grognait dans des grottes quand les africains nous ont trouvé, en nous affranchissant par le savoir ils ont fait de nous, les slaves (esclaves), des francs(hommes libres)”

canisme5

C’est à la fin du XVIIIe siècle, lorsque la controverse commençait à devenir sérieuse au sujet de la traite des esclaves, principal élément des relations entre l’Europe et l’Afrique subsaharienne depuis au moins cent cinquante ans, que des commerçants européens tels que Dalzel et Norris, riches de leur expérience du commerce des esclaves au Dahomey, ou encore Benezet, firent œuvre d’historiens et se mirent à écrire sur l’Afrique. Mais il fallait que leurs ouvrages réussissent à toucher un public désintéressé par l’histoire africaine, voilà pourquoi la polémique en vogue autour de la traite et de son abolition sera la thématique principale de leurs ouvrages.

Et c’est seulement aujourd’hui, après qu’une bonne partie de l’histoire de l’Afrique occidentale ait été reconstituée, que certains historiens, et surtout des africanistes, prétendent que ces sources sont des bases historiques importantes.

Plus tard, afin de justifier la colonisation, les Européens brandirent les idées hégéliennes, renforcées par une application des principes de Darwin, ce qui donnera l’apparition d’une nouvelle science, l’anthropologie, qui est une méthode non historique d’étudier et d’évaluer les cultures et les sociétés des peuples « primitifs », à savoir, ceux qui n’avaient  «pas d’histoire digne d’être étudiée », qui étaient « inférieurs » aux Européens, et qu’on pouvait commodément distinguer par la pigmentation de leur peau. Le plus grand centre européen de cette étude anthropologique qui étudiera notamment la question africaine sera fondé en 1863 par Richard Burton (1821 -1890, l’un des plus grands voyageurs européens en Afrique au cours du XIXe siècle): la London Anthropological Society, qui deviendra plus tard le Royal Anthropological Institute. 

canisme6

Au début du 20ème siècle, l’évolution de la notion d’histoire donnera de moins en moins de chance pour l’écriture d’une histoire africaine. En effet, une nouvelle conception du métier de l’historien va apparaître selon laquelle l’histoire n’est pas seulement une branche de la littérature ou de la philosophie mais  une science fondée sur l’analyse rigoureuse des sources originales. Pour l’histoire de l’Europe, ces sources étaient bien entendu des sources principalement écrites et, dans ce domaine, l’Afrique semblait, comme par hasard, extrêmement déficiente. Cette conception fut exposée de façon très précise par le Professeur A.P. Newton en 1923, dans une conférence devant la Royal African Society à Londres, sur « l’Afrique et la recherche historique ». Il déclara:

« L’Afrique n’a pas d’histoire avant l’arrivée des Européens. L’histoire commence quand l’homme se met à écrire. »

En résumé, avant l’impérialisme européen, l’Afrique ne pouvait être étudiée que d’après les témoignages des restes matériels, des langues et des coutumes primitives, à savoir des éléments qui ne concernaient pas les historiens, mais les archéologues, les linguistes et les anthropologues. Et l’ironie de cette conception pour Newton c’est que lui-même ne pouvait par conséquent pas être considéré comme un historien.

canisme7L’autre intérêt pour les Européens d’étudier l’Afrique était lié à leurs rôles en tant qu’administrateurs des colonies. Ils se devaient donc de connaître le passé des peuples colonisés. Et dans les écoles de plus en plus nombreuses fondées par eux et leurs compatriotes missionnaires, et destinées à former les indigènes pour qu’ils deviennent de précieux auxiliaires pseudo-Européens, il était également question d’enseigner une certaine histoire africaine, ne serait-ce que pour servir d’introduction à l’enseignement le plus important: l’histoire anglaise ou française. Et étant donné que l’histoire est devenue une science fondée sur l’analyse rigoureuse de sources principalement écrites, les historiens de la période coloniale sont considérés comme des amateurs, tant en France qu’en Grande-Bretagne. Voilà pourquoi, à leur retour en France, des hommes comme Delafosse et Labouret avaient trouvé des postes universitaires non pas en tant qu’historiens mais comme professeurs de langues africaines ou d’administration coloniale.

canisme8.jpg

A partir de 1947, la Société Africaine de Culture et sa revue Présence Africaine vont promouvoir une « histoire africaine décolonisée ». Et  c’est à ce moment là qu’apparaîtra une génération d’intellectuels africains formés en techniques européennes d’investigation du passé. Ces derniers se mirent à définir leur propre approche du passé africain et à y rechercher les sources d’une identité culturelle niée par le colonialisme. Ces intellectuels vont même améliorer les techniques de la méthodologie historique tout en la débarrassant d’un bon nombre de mythes et de préjugés subjectifs. C’est dans ce climat qu’aura lieu en 1974 le Colloque du Caire qui permettra à des chercheurs africains et non africains de confronter leurs théories sur le peuplement de l’Egypte ancienne. Il deviendra alors difficile pour les Européens de contredire les études approfondies d’éminents scientifiques africains tels que Cheikh Anta Diop dont la pluridisciplinarité permettaient de discuter sur plusieurs questions scientifiques avec une précision indiscutable. En effet, Diop maîtrisait non seulement la datation radio carbone, mais également l’égyptologie, l’hellénisme et donc la question de l’appropriation des connaissances égypto-nubiennes par les Grecs, etc…

canisme9Toutefois, il y a lieu de rappeler que certains de ces auteurs et scientifiques africains avaient maintenu, parfois inconsciemment, une vision scientifique eurocentrée. C’est le cas d’un Léopold Sédar Senghor dont certaines idées reflètent des conceptions purement ethnologiques. Or, l’ethnologie est une science qui servira aux Occidentaux à démontrer que le nègre est inférieur intellectuellement.  Senghor qui va prôner la négritude fera face à une flagrante dichotomie  lorsqu’il déclarera que la raison nègre est intuitive et que la raison hélène est analytique. Le noir serait-il incapable de formuler des thèses et des théories scientifiques? C’est cela même l’africanisme, à savoir, une science basée principalement sur l’ethnologie nègre et qui lui accorde des spécifications en s’appuyant sur des idées de penseurs racistes tel que Gobineau ou Hegel. L’africanisme définit  l’Africain noir comme un être conduit par l’intuition, l’émotion, les sensations (le rythme est d’ailleurs ce qu’il maîtrise le mieux: il est bon musicien et bon danseur) et on lui invente des disciplines nouvelles et propres à lui seul telle que l’ « oraliture », le « griotisme », etc…

Notons que les Européens canaliseront la pensée scientifique africaine en contrôlant le savoir par la création d’université en Afrique. Ainsi, la Grande-Bretagne entreprit un programme de développement des universités dans les territoires qui dépendaient d’elle: fondation d’établissements universitaires en Côte de l’Or et au Nigeria ; promotion au niveau universitaire du Gordon College de Khartoum et du Makerere College de Kampala. Il en sera de même dans les colonies françaises et belges: en 1950, sera créée l’Ecole supé- rieure des lettres de Dakar qui deviendra sept ans plus tard une université française à part entière, en 1954 le Lovanium, première université du Congo.

Du point de vue de l’historiographie africaine, la multiplication des nouvelles universités à partir de 1948 fut plus significative assurément que l’existence des rares établissements créés auparavant mais qui végétaient faute de moyens ; tels étaient le Liberia College de Monrovia et le Fourah Bay College de Sierra Leone fondés respectivement en 1864 et 1876. Par ailleurs, les neuf universités qui avaient été créées en Afrique du Sud dans les années 40 étaient handicapées par la politique ségrégationniste : la recherche historique et l’enseignement étaient eurocentrées et l’histoire de l’Afrique était celle des immigrants blancs. Toutes les nouvelles universités, au contraire, fondèrent rapidement des départements d’histoire, ce qui, pour la première fois, amena des historiens de métier à travailler en Afrique en nombre important. Il était inévitable qu’au début, la plupart de ces historiens proviennent d’universités non africaines et ne pouvaient, par conséquent, que diriger leurs enseignements vers des idéologies eurocentriques. Mais l’africanisation intervint tout de même assez rapidement. Le premier directeur africain d’un département d’histoire, le Professeur K.O. Dike fut nommé en 1956 à Ibadan. De nombreux étudiants africains furent formés,  et devinrent des historiens professionnels qui éprouvèrent le besoin d’accroître la part d’histoire africaine dans leurs programmes et, quand cette histoire était trop peu connue, de l’explorer par leurs recherches.

canisme10

Toutefois,  il est une question qui empêche jusqu’à présent l’émancipation des activités et de la production intellectuelles africaines, c’est l’institutionnalisation de la pensée par les Occidentaux. Et pour cause, il n’y a pas si longtemps que le savoir occidental fut libérée de la scolastique, à savoir les enseignements jugés acceptables par la philosophie judéo-chrétienne. Rappelons que de nombreux ouvrages étaient encore interdits dans le monde occidental il y a quelques décennies à peine et que certains penseurs avaient carrément été exécutés (exemple: Giordano Bruno). L’Africain doit encore aujourd’hui se conformer à un savoir académique universel chapeauté par l’intelligentsia universitaire occidentale, souvent composée de scientifiques politisés (car ce contrôle du savoir est souvent lié à la politique suprématiste occidentale et nombreux sont les membres des élites universitaires occidentales qui font parti des services secrets et agissent en faveur de leurs états) au risque de se voir traité d’ « hérétique »! Et en effet, lorsque les idées ou les thèses du penseur ou du scientifique africain n’entrent pas dans le moule de l’institution universitaire, il devient une menace et fait l’objet d’un dispositif d’isolement. Cette marginalisation est opérée afin que ses idées ne  soient pas pris au sérieux et ne fassent pas écho auprès d’un grand nombre.

Natou Pedro Sakombi 

 

Sources:
Histoire Générale de l’Afrique, J. Ki-Zerbo: Evolution de l’historiographie de l’Afrique, J. D. Fade
Le développement des sciences Africaines en Europe, T. Obenga: https://www.youtube.com/watch?v=9uIN1zHoWVk
Du Sang Bleu à l’Encre Noire, N. P. Sakombi
Les mathématiques africaines, C. A. Diop: https://www.youtube.com/watch?v=9uIN1zHoWVk
Les spécialistes européens sur les sciences africaines, C. C. Gomez:  https://www.youtube.com/watch?v=9uIN1zHoWVk

 

 

Critique littéraire : « La Mangeoire », roman de Charles Djungu Simba K.

Support écrit de la critique littéraire proposée par Natou P. Sakombi lors de la présentation de l’ouvrage par son auteur face au public belge, le 6 octobre 2017 à Bruxelles, à l’Horloge du Sud.

Présentation de l’auteur et du roman

« La Mangeoire»  est un roman de Charles Djungu-Simba K., publié aux éditions du Pangolin en 2017.

20171010_184257.jpg
Présentation de l’auteur à l’arrière de l’ouvrage

 

Titre et couverture du roman

lamangeoire

L’usage de la métaphore et de l’humour fait partie des éléments incontournables de l’œuvre de Charles Djungu-Simba K. Et en effet, l’auteur jongle allègrement avec toutes sortes d’allégories, de symboles et de mythes, faisant parfois usage d’anthropomorphisme comme masque et miroir des hommes et de la société congolaise. Nous comprenons d’ailleurs que ce style soit apprécié de l’auteur lorsqu’il n’hésite pas à citer son homologue, l’écrivain, journaliste et critique littéraire anglais George Orwell, connu  pour sa passion pour l’allégorie animalière:

Un peuple qui élit des corrompus, des renégats, des imposteurs, des voleurs et des traitres, n’est pas victime! Il est complice. (George Orwell, 1903-1950)

Ainsi, le titre « La Mangeoire » fait référence à cette auge où se ressourcent les charognards et ceux qui viennent y mendier, autrement dit, la main invisible qui alimente les têtes corrompus du pays. D’ailleurs, Charles Djungu nous le fait clairement entendre dans la partie des dédicaces:

« (…) les vrais félins tuent eux-mêmes leur proie, jamais ils ne vont mendier près la mangeoire des charognards » (p. 6).

La couverture est très explicite. On y voit un mendiant affamé, accroupi à terre et à peine vêtu au-devant d’un individu en costume-cravate portant des lunettes de soleil et se tenant debout, jambes croisées, appuyé contre une voiture de luxe dont la plaque indique « tour na biso » (« à notre tour »). Un plateau d’argent contenant du poulet est posé sur la voiture. Le riche tient un gros morceau du succulent met, alors que les quelques restes du repas alléchant gisent déjà à ses pieds. Ce dernier semble posséder dans son attitude envers le mendiant un mélange de mépris, de désintérêt et de compassion.

Le thème du roman, les sous-thèmes et le mode de narration et d’écriture

« La Mangeoire » traite principalement de la récente crise socio-politique congolaise à travers les problématiques de la corruption et de l’abus de pouvoir. Plusieurs autres thèmes inhérents à la société congolaise et à l’actualité y sont également abordés tels que la famille, la pauvreté, la prostitution, le statut de la femme, l’éducation, la spiritualité ou la fuite et le retour des cerveaux.

L’auteur utilise un langage soutenu, sans retenu, souvent métaphorique et humoristique comme en témoigne bien cet extrait:

extr8
extrait – page 104

Ainsi, l’usage régulier d’un anthropomorphisme qui renvoie au monde animalier semble trouver son explication dans le berceau familial du protagoniste dont le père s’adonnait à la chasse. L’humour y est quasi omniprésent pour habiller la violence d’une société en mutation et en décadence, pour faire avaler des horreurs, mais aussi pour créer une forme de proximité et d’intimité avec le lecteur qui rencontre les différents personnages avec leurs défauts, leurs tics, leurs environnements et leurs backgrounds.

Dès le départ, le protagoniste Baudouin Wabarisq  évoque son enfance et son observation précoce du monde canin. Il compare les politiciens véreux à des chiens qui « rechignent à lâcher le morceau ». Baudouin et sa famille, et même le chien de chasse, renoncèrent  pourtant au gibier lorsque le père disparut.  Aussi, Wabarisq croit au pouvoir du peuple à contraindre les présidents têtus à quitter le pouvoir après leur mandat, une idée savamment illustrée par la scène des gamins qui lapident des chiens qui s’accouplent et qui réussissent non seulement à les séparer mais aussi à les faire fuir.

extr2.jpg
extrait – page 9

Et de la même manière que le décès du père et le départ du chien de chasse marquent un tournant décisif et la fin d’une certaine innocence dans la vie du jeune Baudouin, plus tard,  c’est l’empoisonnement de son chien de garde qui lui ouvrira les yeux sur le danger de mort qu’il encourait, tout en annonçant subtilement l’imminence de son enlèvement.

La corruption, l’abus de pouvoir et les représailles sont les maux qui gangrènent cette société congolaise récente que nous dépeint Charles Djungu. Ainsi, la métaphore du match de football et de l’arbitre aux règles hors du commun nous renvoient à l’anarchie de plus en plus présente de ladite société, un mal auquel le peuple semble s’être habitué.

extr3
extrait – page 14

Aussi, les incarcérations, ou plutôt les enlèvements que subissent le protagoniste et Bakary (le personnage que Wabarisq s’invente) sont également les preuves d’une dérive sociétale et politique flagrante. Le sous-thème de l’absence de liberté d’expression nous est présenté à travers l’assassinat commandité du personnage de Leblanc qui d’autre part personnifie le melting pot de la société congolaise post coloniale.

extr7
extrait – page 105

 

extr4
extrait – page106

La thématique du colonialisme reste présente tout au long du roman, comme pour faire écho à l’origine de la décadence congolaise. Le vol présumé de la couverture dont fait face George, le père du protagoniste est l’un des exemples qui marquent le caractère néfaste de cette période. Mais il y a également certaines références à des monuments ou à des lieux qui témoignent de la présence inéluctable des fantômes des colons. Et enfin,  l’auteur accuse presque les « nokos » (les « oncles ») d’avoir volontairement instillé la lethargie et la débauche à travers une consommation abusive de bière, breuvage auparavant inconnu des Congolais.

extr9
extrait – page 68

Le thème de la famille, avec un accent placé sur le rôle du père, est également très présent dans le roman. Il s’agit d’ailleurs du premier paysage que nous offre l’auteur. Le thème omniprésent sera recoupé plus tard avec la thématique du chômage et des fuites de cerveaux lorsqu’il nous décrira la difficulté des familles séparées, notamment celle des conjoints qui évoluent dans deux continents différents pour des raisons professionnelles. Une situation sans doute bien connue de l’auteur.

Le côté très réaliste du roman qui se veut un miroir fidèle de la société congolaise est appuyé par des références tant culturelles que linguistiques, souvent empreints d’une note d’humour. Des expressions en lingala ou en swahili, pour la plupart traduites, y sont légion et demeurent attachées à la thématique principale de l’ouvrage. C’est notamment le cas lorsque l’auteur évoque l’expression « madesu ya bana » («les haricots des enfants») ou lorsqu’il nous explique les expressions en vogue telles que « woumellah » et « yebellah ». Aussi, l’auteur nous présente quelques déformations de la langue de Molière, aussi bien dans la prononciation que dans la syntaxe ou la grammaire, à la manière dont seuls les Congolais peuvent le faire.  C’est le cas avec la déformation du prénom de son père «Georges», qui devient «Yoloshi», d’ «eau pure» qui devient «opi», «ofele» qui est tiré d’ «offert» ou alors cet écriteau informant les passants : «cet parcel ne pas à vendre». Nous y trouvons également des expressions nées de «congolismes» telles que «casser le stylo» («ko buka bic») ou des néologismes typiquement congolais comme « shégués » ou « kuluna », voire des onomatopées cent pour cent congolaises comme l’expression du rire « kie kie kie ».

L’auteur joue également avec les noms qu’il attribue aux personnages selon leurs traits de caractères ou leur situation sociale : c’est le cas de « Baudoin Wabarisq », qui, comme son nom l’indique, multiplie les risques, de « Barbara Mabala », femme célibataire et indépendante, et pourtant « ni sainte, ni salope », figure antagoniste de la cousine « Bija », femme abandonnée avec sa ribambelle d’enfants, peinant à les nourrir et qui aurait voulu compter sur le soutien financier de son cousin Bakary qui a pourtant fait l’école des Blancs!

A noter également, des expressions françaises revues à la sauce congolaise. C’est le cas lorsque l’auteur nous parle de l’ «épée de Sambaza» au lieu de la fameuse «épée de Damoclès». Ensuite il y a les jeux de mots, une pratique dans laquelle l’auteur excelle véritablement, et que l’on peut relever dans l’article de presse que lit Bakary dans son vol pour Goma:

20171010_180518.jpg
extrait – page 123

La pauvreté occupe, bien évidemment, une position importante dans le roman et seuls ceux qui se servent dans la mangeoire y échappent. L’auteur n’hésite pas à aborder les aspects les plus sombres de cette thématique, notamment lorsqu’il évoque la faim paralysante à laquelle doit faire le personnage de Bakary ou lorsqu’il évoque les cérémonies de deuil que les familles se voient obligés d’écourter, faute de moyen. La prostitution n’est pas exclue de ce paysage sociétal palpable et nous est présentée à travers les personnages de Madonna, Vava et Sokoto.

extr6
extrait- page 99

Et enfin, dans ce tableau ultra-réaliste de la société congolaise que nous offre Charles Djungu, il y a la thématique de la spiritualité à travers les différentes religions qui s’y entrecroisent. C’est donc avec beaucoup d’humour que l’auteur nous place face au syncrétisme du fameux «Ahmed Ben Kasongo» qui n’est pas seulement manifeste dans son nom mais aussi dans son style de vie. En effet, ce congolais musulman et polygame ne se priverait pour rien au monde d’un bon whisky-coca! Aussi, le phénomène des églises de réveil n’est pas épargné, entrecoupé par des superstitions liées au phénomène de la sorcellerie, que l’auteur nous exprime tendrement dans cette vielle chansonnette d’enfants « tango mosusu ndoki ye oyo, ndoki ye oyo ». Il y a également lieu de noter les quelques clins d’oeil bibliques de l’auteur comme le personnage de la cuisinière empoisonneuse qu’il nomme « Salomé » et qui aurait sans doute le cœur aussi terni que celle avait pour mission de livrer la tête de Jean-Baptiste. Nous y lisons également des références à Anuarite Nengapeta et à Isidore Bakanja, là où l’auteur a certainement tenu à nous rappeler le caractère sacré de la religion qui peut parfois s’opposer et résister à l’engagement politique.

Le schéma narratif du roman

Le schéma narratif du roman est celui d’une intrigue double:

juste après le prologue qui fait état de l’enfance et de l’univers familial du protagoniste, nous entrons dans le premier chapitre, «L’enlèvement», qui est l’état initial de la première intrigue où nous est présenté le style de vie et la profession de Baudouin Wabarisq.

L’évènement modificateur de la première intrigue apparaît avec la triste rencontre entre le protagoniste et les gardes du corps du général Pablo Sambaza, ce qui lui coûtera un enfermement de près de deux semaines.

La deuxième intrigue naîtra lors de cette séquestration, alors que Wabarisq décide de se servir de l’écriture comme exutoire. L’auteur nous entraîne alors dans une fiction dans la fiction. A l’entrée de cette deuxième partie, intitulée « La Mangeoire », la note que nous offre le protagoniste répond parfaitement à l’exigence que la fiction doit, pour réussir, créer une impression de réel:

extr1
extrait – page 65

Il est à noter que la métaphore anthropomorphiste et  l’humour, tout comme le thème principale et les différents sous-thèmes, ne sont pas exclus dans cette deuxième intrigue, ce qui la rend encore plus réaliste. Et si la résolution de l’intrigue manque dans la deuxième partie (le problème de Bisalela n’est pas résolu), elle est bien présente dans la première intrigue et constitue l’épilogue du roman. En effet, Wabarisq est libéré.

La note finale de la première intrigue nous présente un portrait familial heureux, avec un toast porté à «Patricia», l’épouse de Baudouin, qui comme le dit le protagoniste, retrouve la «patrie» de son père ! Ainsi, la thématique de la famille ouvre et clôture le roman.

Notes finales de la critique

«Mieux vaut en rire»!’ s’exclamera le lecteur de ce magnifique ouvrage signé Charles Djungu Simba K., où est dépeinte une société congolaise récente et dans lequel l’auteur fait usage d’un outil qu’il manipule à la perfection: l’humour. D’ailleurs, l’une des premières vocations du genre fut de parler de la société dans laquelle on vit pour en décrire les petits travers et les grandes faiblesses…et en rire ! Ainsi, il nous propose des parodies iconoclastes, débridées, truffées de digressions, de références culturo-linguistiques et de faits d’actualité où la réalité et la fiction se croisent… Mais aussi, il nous accule en nous poussant à la réflexion.

Il y a également la métaphore, quasi omniprésente et qui anime gaiement le roman, principalement à travers l’anthropomorphisme qui accentue le côté humoristique et satyrique de l’œuvre.

J’ose dire de cet ouvrage qu’il entre dans la catégorie des « littératures de crise », celles qui se doivent d’être politiques, réalistes, critiques, acerbes et humoristiques dans une période socio-politique décisive et dans une logique salvatrice: celle de réveiller les consciences et inciter à la réflexion.

Tout Congolais, et je dirais même tout Africain, vivant au pays ou ailleurs, ne manquera pas d’y reconnaître une description quasi complète de sa société. D’ailleurs, n’est-ce pas l’humour et le caractère jovial et bon enfant de l’Africain qui jusqu’ici lui ont permis de tenir dans une société post-coloniale en continuelle et graduelle décadence ?

 

Natou Pedro Sakombi                                                                                                             Essayiste – critique littéraire – chercheuse indépendante en Histoire

 

La dictature,  le despotisme et la kleptocratie sont-ils des notions africaines?

La dictature, le despotisme et la kleptocratie n’existaient pas dans les schémas politiques de l’Afrique traditionnelle qui s’appuyaient principalement sur le droit coutumier et qui plaçaient l’accent sur la justice, ou l’établissement de la justice, en tant que principe dominant. Ainsi, pour la grande majorité des peuples de l’Afrique, le chef ne pouvait dicter la politique ou concevoir la loi sans l’assentiment du conseil des anciens qui formait un corps indépendant. Et dans les royaumes où le roi avait souvent peu ou pas de rôle politique, une grande partie de son autorité était déléguée. Même le puissant Shaka Zulu ne dérogea à cette règle !

shaka_zuluEn effet, l’exemple de Shaka demeure assez intéressant, lui que l’on a souvent décrit comme un despote sanguinaire dans certaines littératures. L’histoire nous apprend pourtant que Shaka déléguait son autorité selon la taille des états aux chefferies qui lui étaient soumises et que ces dernières conservaient un certain degré d’autonomie. Shaka confiait également des rôles exécutifs aux membres seniors de la lignée régnante, hommes comme femmes, tout comme il nommait un grand nombre d’ « izinduna », des fonctionnaires de l’État, qui exerçaient diverses fonctions administratives.

Il est à noter que ce type de sociétés africaines déconcerta fortement les colonialistes, qui, s’appuyant sur leur propre expérience, ne pouvaient concevoir une société sans «chef» suprême et incontesté. Et lorsqu’ils eurent affaire à de nombreux groupes qu’ils classèrent au préalable par ethnies, les colonialistes créèrent immédiatement des chefs pour diriger ceux qu’ils considéraient comme des peuples arriérés, sans se rendre compte que ces personnes avaient délibérément choisi de marginaliser l’autorité exécutive et, par conséquent, avaient plutôt opté pour un système politique en réalité bien plus sophistiqué. Notez également que ces dirigeants improvisés et créés par les colonialistes pour ces sociétés africaines étaient appelés « chefs coloniaux » ou « chef de cantons », ou « akils » en Somalie.

Thomas Jefferson, l’un des pères fondateurs de l’Amérique, fit une déclaration intéressante dans une lettre adressée à Edward Carrington en 1787, où il affirmait, en se referant à ces sociétés de l’Afrique traditionnelle, que les personnes qui vivent sans gouvernement jouissent d’un degré infiniment plus grand de liberté et de bonheur. Or, l’on sait que dans l’Afrique coloniale britannique, la politique de «règle indirecte» exigeait que les décisions importantes émanent des dirigeants locaux existants. Cette politique conférait donc pouvoir et autorité à des chefs et à des rois locaux, comme l’exécution des édits coloniaux et la perception de taxes, chose pourtant inexistante dans leurs systèmes traditionnels. Et sachant qu’ils avaient l’appui de la puissante armée coloniale, beaucoup de ces chefs et de ces rois devinrent corrompus et autocratiques. Le roi Mswati III est l’exemple le plus récent d’un tel système.

Le Royaume de Swaziland fut formé au début du 19ème siècle lorsque Sobhuza I, chef du clan Dlamini, traversa les montagnes Lubombo et conquit les clans résidents. La monarchie fut construite sur un réseau de liens entre le roi Nkosi Dlamini et les roturiers. Les clans de plus de 70 ans tombèrent dans quatre grandes catégories: au sommet, le Nkosi Dlamini dans la lignée du roi et connu sous le nom de Malangeni (enfant du soleil), ainsi que le roi Ngwenyama, descendant linéaire et reconnu par le premier chef, qui exerce des fonctions exécutives, législatives et judiciaires, qui détient des terres en fiducie pour la nation Swazi, qui organise des rituels sacrés et représente le symbole de l’unité nationale. Toutefois, l’autorité du roi Swazi est équilibrée à la fois par Ndlovukazi (la reine mère) et par deux institutions traditionnelles, le Liqoqo (conseil interne ou familial) et Libandla (conseil général ou divergente. En fait, l’objectif premier du Libandla était de parvenir à un consensus sur les questions les plus importantes. Et une fois qu’une décision avait été prise, ni le Liqoqo ni le roi ne pouvaient l’annuler.

swaziAu lendemain de la guerre anglo-boer, lorsque le royaume Swazi devint un protectorat britannique (en 1903), les choses commencèrent à changer. Dans un effort pour vérifier l’expansionnisme boer pendant la guerre, la Grande-Bretagne gouverna le royaume indirectement par le roi Sobhuza II et lui a conféra d’énormes pouvoirs. En 1964, une constitution fut imposée et le royaume fut obligé de tenir des élections démocratiques cette même année et de nouveau en 1967. Après l’indépendance en 1968, Sobhuza II recourut à la même chicane que les autres dirigeants nationalistes africains qui, ayant fait de la démocratie leur cri de ralliement pendant la lutte contre le colonialisme, changèrent d’attitude pour gagner l’indépendance. La démocratie, selon eux, était étrangère à l’Afrique et ils utilisèrent ses immenses majorités parlementaires pour interdire l’opposition, déclarer que les pays est composé d’États à parti unique et s’installer comme présidents pour la vie. Ils justifièrent cette concentration insidieuse de pouvoir entre leurs mains afin de protéger leurs nations naissantes contre les machinations du néocolonialisme et de l’impérialisme.

Au Swaziland, Sobhuza II rejeta la constitution britannique qui garantissait les droits individuels. Et en 1973, il put dissoudre le parlement et se débarrassa des partis politiques parasites. Mswati III succéda à son père en 1986 et promulgua en 2005 une nouvelle constitution. Un document particulier lui conféra des pouvoirs absolus pour nommer le Premier ministre et les membres du cabinet de direction et de la magistrature. On prétendait que ces changements étaient nécessaires pour s’éloigner du modèle colonial et revenir à un système traditionnel réformé.

Rappelons que, dans le système traditionnel, le roi Swazi n’avait aucun rôle politique. Au cours de la cérémonie annuelle de ncwala, il se plaçait entre le monde des vivants et le monde des êtres surnaturels. En outre, le petit pouvoir qu’il avait était vérifié par toute une série de totems et d’injonctions. Naturellement, en «modernisant» le système traditionnel, le roi se débarrassa de tous ces totems et de ses charges et, par conséquent, créa un système politique sans contrôle et équilibre, à l’instar des autres leaders nationalistes africains.

Le roi Mswati abusa donc de ce pouvoir absolu. Et le 2 août 2002, le gouvernement Swazi annonça qu’il achetait un jet de luxe de 25 millions de dollars pour le roi, bien que des pénuries alimentaires massives menaceaient environ 230 000 personnes de famines. Le coût de l’avion représentait cinq fois le déficit national de la nation appauvrie.

Les gens étaient indignés: « Pourquoi un avion pour le roi? L’argent dépensé pour le jet du roi aurait dû être utilisé pour acheter de la nourriture pour les Swazis affamés! « , avait déclaré Pat Dlamini, un fonctionnaire de la capitale Mbabane, et le Premier ministre Sibusiso Dlamini de déclarer: « le jet est un outil important car il permet au roi d’attirer les investisseurs étrangers et de l’aide internationale de l’étranger. »

Si le roi Mswati III est souvent représenté comme un souverain «traditionnel» typique, ses mauvaises actions sont plutôt les signes d’une société politique peu sophistiquée et chaotique. Cependant, un examen de l’histoire nous révèle une genèse bien plus complexe: l’affaiblissement des contrôles traditionnels de l’autorité exécutive par l’état colonial qui laissa la population exposée aux caprices de son roi despotique.

On retiendra que par le déshabillage du récit politique de l’Afrique, l’héritage colonial a dépeint une image fausse du leadership africain en rendant « africaines » les notions de dictature, de despotisme ou de kleptocratie.

Natou Pedro Sakombi

L’ « ethnicisme » comme prétexte aux crises africaines

Notes de la conférence donnée par Natou P. Sakombi auprès du « Cercle des Etudiants de Louvain La Neuve », le 4 mai 2017, à l’Université Catholique de Louvain-La-Neuve

La main mise des Occidentaux sur le continent africain a pour sûr contribué à fragiliser les sociétés africaines actuelles, et ce, en tout point de vue. Mais s’il est bien une arme dont le colon a fait usage pour imposer son hégémonie et son contrôle, c’est bien celle du diviser pour mieux régner. Inutile de rappeler, dans ce contexte,  le partage de la Conférence de Berlin qui, en réalité, ne fut qu’une manière de concrétiser un projet mis à exécution bien longtemps auparavant.

Et si nous ne pouvons attribuer à cent pour cent le phénomène des diversités culturelles, cultuelles, claniques ou de classe à l’Occident, nous pouvons néanmoins affirmer qu’elles ont été instrumentalisées par les Occidentaux dans le but de créer des conflits antagonistes violents au sein des populations africaines. Et dans ce projet destiné à semer des divisions pour permettre aux Occidentaux de régner, c’est l’arme de l’ethnicité, voire de l’ethnocentrisme, qui a minutieusement été utilisée contre les peuples africains.

ethnieLe meilleur exemple pour illustrer ce phénomène est bien celui du génocide rwandais. Car en effet, c’est à partir des classifications ethniques que les Belges opérèrent parmi les Banyarwanda, qui au départ n’était qu’un seul peuple au sein duquel seule une distinction de classe était établie entre les Mututsi et les Muhutu (distinction d’ailleurs aléatoire du fait du nombre de bétail qui la caractérisait), que les Occidentaux créèrent des rivalités et des guerres. Et ajourd’hui, il est difficile de contester que ces tensions ethniques volontairement orchestrées par l’administration coloniale belge sont la première cause du génocide que le Rwanda connut en 1994.

Tout comme les nations produisent les nationalités, les ethnies ont secrété l’ethnicité. Et le génie des Occidentaux a été de profiter des tensions sociales où prédominent des rapports antagonistes de classes ou de successions, pour instiller, à travers des manipulations idéologiques minutieuses, destinées à accentuer le sentiment d’appartenance ethnique, des ostracismes ou des massacres de masse. Or, quand bien même des conflits pouvaient exister au sein des anciennes sociétés africaines, l’Africain n’avait jamais pensé un projet d’extermination totale d’une partie de sa population. Ainsi, tout comme le nationalisme étroit à l’occidental  a créé le concept de “solution finale”, c’est l’ethnocisme introduit en Afrique par les Occidentaux qui va intelligemment fabriquer le concept de “massacre de masse” des Africains par des Africains.

ethnie2

L’Occident, à travers ses médias véhiculent l’idée selon laquelle les crises africaines sont surtout le fait de guerres fratricides et ethnique, nous poussant à une analyse biologisante et nous faisant écarter toute cause historique ou socio-économique. En effet, il serait absurde de penser que la crise africaine n’est pas liée à la manière dont les sociétés africaines ont ont été influencées  par les différentes phases d’expansion du capitalisme historique et néo-impérial. Ce sont en réalité les ressources minières et énergétiques dont regorge l’Afrique qui intéressent la bancocratie mondiale et les multinationales occidentales et les crises africaines ne sont que les parties visibles de l’iceberg. C’est toujours par ce mécanisme du diviser pour mieux régner que l’Occident continue à dominer l’Afrique par le néo-colonialisme qui n’est autre que le prolongement du colonialisme.

Les Etats africains précoloniaux étaient structurés selon des modèles de classes plus ou moins achevés. Ils se partageaient des espaces plus ou moins vastes à positionnement:

  • interne
  • Côtier
  • Forestier
  • Pré-forestier
  • Sur plateau
  • En savane

Leurs objectifs étaient, entre autre, le contrôle des grands axes du commerce international. A la périphéries de ces grands états vivaient les communautés villageoises indépendantes, qui, jalouses de leur autonomie étaient plus préoccupées par la paix que par des tensions intra-ethniques mais subissaient des pressions de la part des Etats centralisés environnants, pressions qui se manifestaient par de prédation ou de pillages organisées au profit des aristocraties locales. Il s’agissait là de conflits d’états, purement politiques, lignagers ou communautaires, éloignés des préoccupations ethniques et surtout lié aux produits de grands luxes qui concernaient le commerce transafricain.  Ils conduisaient rarement à des massacres de masse. Et lorsque guerre il y avait, elles répondaient à des codes et règlements stricts tels que le respect des jours de paix, des femmes, des enfants, des modalités de réconciliation ou de reprises des hostilités. Nous sommes là loin des conflits sauvages et barbares que les colons ont présenté de l’Afrique pré-coloniale dans le but de s’autoproclamer les “stabilisateurs et pacificateurs conquérants” des sociétés africaines.

Aussi, il est essentiel de se rappeler qu’un grand nombre de résistances au colonialisme s’est crée par des mobilisations et soulèvements pluriethniques, ce qui nous éloigne une fois encore de ce paysage sociale africain ethnicisé que nous a dépeint l’Occident.

Malheureusement, ce travail de recensement, de classement, de comparaison et de hiérarchisation va servir de vade-mecum chez l’Africain, qui pour finir va les voir se cristalliser en lui sous la forme d’une conscience réactionnaire. Cette situation va demeurer inchangée chez certains Africains même après les Indépendances, et pire, va se renouveler à mesure qu’ évolueront les exigences du capitalisme.

Et comme l’aura si bien observé l’historien Harana Paré:

“Dans sa phase actuelle, il n’échappe à aucune analyse lucide le constat banal suivant: le capitalisme reste aujourd’hui, porté par des multinationales tentaculaires et un impérialisme de recolonisation globale du monde, basée sur la privatisation des biens publics et le contrôle brutal des ressources stratégiques et énergétiques. D’une certaine manière, le plombage de la construction nationale, le sous-développement structurel, imposé par les logiques d’expansion du capitalisme en périphérie et les choix politiques de prédation mafieuse et d’intimidation des esprits lucides opérés par les éléments les plus brutaux des élites au pouvoir, finissent inéluctablement, par favoriser, en réaction, l’émergence de courants régionalistes, ethnicisants, et rétrogrades. Ceux-ci s’affirment concomitamment à l’échec politique des bandes organisées au sommet des États. Et c’est ainsi que le dépérissement de la nation entraîne l’affirmation des identités ethniques voire d’entités régionalistes rarement progressistes et servant de bases d’appui à des opérations malhonnêtes au profit du capitalisme généralisé. “

Natou Pedro Sakombi

BLACK EUROPEANA, la préface

blackJe suis fière et heureuse d’avoir participé au projet BLACK EUROPEANA en écrivant la préface de son catalogue de l’exposition. #blackeuropeana c’est l’histoire d’une femme fatale, d’une historienne de l’art, Donceel Audrey, qui eut l’idée de mettre sur pied une exposition regroupant tous ces objets qui servirent à la propagande raciste post-coloniale en Europe, une entreprise destinée, en réalité, à perpétuer la suprématie du colon sur l’éternel colonisé. Audrey est une soeur de lutte, elle fait partie de ces rares historiens à la recherche de la vérité historique, animés par une sainte soif de justice… et Dieu sait le risque qu’elle prend en exposant ces horreurs, qui tendent à disparaître dans une volonté de brouiller les sillons têtus du passé. Or pour moi, dans la lutte contre la falsification historique, tous les coups sont permis, et Black Europeana apporte une analyse socio-historique qui ne pourra que servir à restituer l’honneur des miens. C’est une histoire à suivre… L’ histoire de la manière dont le Noir fut et reste dévalorisé, instrumentalisé et dupé dans un monde suprematiste… Merci Audrey pour ta confiance!

black2

PRÉFACE

Voici un travail qui mérite de notre part une attention particulière.

En effet, pour la première fois en Europe, la propagande raciste, l’un des maux qui gangrènent sournoisement nos sociétés modernes et dont le Noir continue à être victime nous est révélée à travers une exposition: Black Europeana. Car, si depuis des siècles la démarche de propagande s’est infiltrée dans la vie quotidienne des Européens pour instiller des pensées via les outils les plus divers et de la manière la plus subtile, la négrophobie n’en fait pas une exception. L’exposition “Black Europeana” mérite encore plus notre attention car son auteure n’est pas d’origine noire-africaine, mais bien une européenne de souche. Et partant de ce constat, pour certains, les lignes de ce catalogue ne pourront être reléguées au rang d’observations empreintes d’une approche victimaire et accusatrice, et ils seront confortés dans l’idée que le racisme véhiculé à travers tous ces objets d’époque soit enfin pointé par d’autres que par des Africains. Toutefois, les plus perspicaces auront cerné le caractère objectif d’une analyse purement scientifique derrière le travail d’Audrey Donceel, qui aura réussi, au-delà même d’une exposition de supports à caractère raciste, inspirée de façon originale des “black americanas” du sociologue David Pilgrim, à offrir un riche voyage dans le temps aux visiteurs, leur présentant un paysage sociologique et politique considérable et pertinent. Bien plus encore, “Black Europeana” nous livre les origines de ces stéréotypes négrophobes qui malheureusement parviennent à passer les mailles du temps et continuent à hanter l’imaginaire collectif. Car comme d’aucuns le comprendront, les “black europeanas” avaient permis, d’une certaine manière, l’intégration et l’institutionnalisation des valeurs racistes auprès des ménages européens, comme ce fut le cas dans les ménages étasuniens. L’exposition permet de déconstruire ces stéréotypes en mettant à nue cette volonté de propager une idée d’infériorité de la race noire. Elle nous révèle également les moyens subtiles qui furent mis en oeuvre afin de pérenniser cette pensée suprématiste, à mesure qu’ évoluaient les paysages sociétales et politiques. Voilà une initiative qui ne pourra qu’aider les sociétés actuelles à se débarrasser de certaines idées reçues sur le Noir.

Natou Pedro Sakombi

Auteure – Chercheuse indépendante en Histoire Africaine

black4

black3

Lumumba sur la question de la femme: le dilemme du héros national, de l’époux et de l’amant

lum7Les idées de Patrice Emery Lumumba au lendemain d’un Congo qu’il pensait libéré du joug colonial n’étaient nullement dissociées d’une vision panafricaine. Persuadé de la nécessité d’une Afrique unie où les sociétés seraient plus ou moins régies selon un modèle homogène, c’est à son retour de la Conférence des peuples africains d’Accra, en 1958, qu’il réfléchira déjà à la manière dont le Congo s’inscrirait dans ce projet unificateur. Si 1960 aura marqué une victoire certaine et l’aboutissement d’idées longuement réfléchies et appliquées, notamment grâce à son contact avec les pères du panafricanisme, la question de la femme , discutée brièvement au Ghana, occupera  une place considérable dans la feuille de route du premier ministre qu’il deviendra. Mais comment imaginait-il le rôle de la femme dans les sociétés indépendantes congolaises et africaines de son époque? Et quel était son rapport aux femmes? A la lumière de ses propres écrits, des anecdotes tirées de ses proches, tentons de comprendre sa vision pour la femme congolaise et africaine, qui, comme nous le verrons, l’aura entraîné à ses dépens dans un dilemme assez délicat.

lum1

La femme comme actrice socio-économique majeure de la société congolaise et africaine

Alors que le paysage colonial excluait la participation de la femme congolaise dans les postes de décisions, Lumumba la considérait non seulement comme l’un des moteurs socio-économiques majeurs de la  jeune République du Congo mais aussi comme une éventuelle homologue politique. Et l’on sait que les idées de Patrice Emery Lumumba sur la question de la femme avaient commencé à germer depuis la seconde moitié des années cinquante. En effet, en 1956, il mettra sur pied l’Association Libérale, composée de dix hommes et de dix femmes, dont l’un des volets était d’éduquer la femme congolaise par le biais de cours du soir. Dans son ouvrage Le Congo, terre d’avenir, est-il menacé?, il mettra en avant les quatre principaux fléaux qui, selon lui, menaçaient l’émancipation de la femme : la déscolarisation précoce des filles, le mariage forcé des jeunes filles, l’attachement des jeunes époux à leur foyer parental et l’absence prolongé du mari pour des causes professionnelles. Et si Lumumba tirera ces observations d’un paysage colonial « genré » et discriminatoire où 9% seulement des filles entre 5 et 15 ans sont éduquées (il y a d’ailleurs lieu de rappeler que la première femme diplômée du Congo, Sophie Kanza, n’obtint sa licence en sociologie qu’en 1964) sa vie privée lui servira également de baromètre.

Dans sa biographie écrite par Jean Omasombo, « Lumumba, acteur politique », il déploie sa vision de la femme congolaise en tant que citoyenne égale à l’homme et capable de contribuer efficacement à la prospérité et à la croissance économique du Congo, voire de l’Afrique .

Dilemme entre nécessité politique et vie privée

Quand il s’agit du grand Patrice Emery Lumumba, la tendance veut que l’on évite d’ouvrir les discussions autour de ses relations privées avec les femmes. D’aucuns se focaliseront plutôt sur l’aspect politique du personnage, en l’occurrence, sur les actes et les discours qui firent de lui ce héros connu à travers le monde. Or, la personnalité de l’homme et ses rapports avec les femmes, en dehors de la sphère politique, nous en disent long sur le regard qu’il portait à la femme congolaise et africaine de son époque. Ainsi, les proches du héros national  parlent d’une certaine faiblesse qu’il démontrait pour la femme lettrée et intellectuelle. Mais en même temps, il concédait à la femme au foyer une valeur toute aussi capitale, voyant en elle une actrice non négligeable pour la société et l’équilibre de la famille, tant dans le sens large que restreint.

lum4
Andrée Blouin

Dans son ouvrage My Country Africa,  la centrafricaine Andrée Blouin, qui fut la chargée de protocole de Lumumba et, aux dires de certains, également sa maîtresse, évoque la frustration de Pauline Opango, épouse du héros national, face à celle qui était devenue la secrétaire personnelle du premier ministre, à savoir Alphonsine Batamba Masuba, ex-miss Stanleyville 1956. Pauline Lumumba aurait observé la fascination que son époux vouait à cette femme que l’on disait très intelligente et aurait exigé qu’il lui offre également des études. Patrice aurait refusé, préférant voir en Pauline cette femme au foyer et cette épouse dévouée, pour qui, bien qu’elle fut moins éduquée, il vouait une admiration extrême. Et si ce refus entre en parfaite contradiction avec le discours émancipateur du premier ministre, d’aucuns ne comprendront son projet d’envoyer Alphonsine Batamba à Brazzaville pour y parfaire ses études à l’université, projet qui sera avorté à cause de son assassinat, alors que l’ex miss attendait famille.

 

Que penser de l’attitude de Lumumba? Le défenseur de la cause féminine africaine pensait-il que l’éducation ne devait pas forcément concerner toutes les femmes?

lum3Aussi, des sources déclarent que l’appartement du boulevard du 30 Juin, à Royal, où il avait installé Alphonsine, était devenu le lieu de rencontre des membres du MNC. Par ce choix, Lumumba aurait-il préféré préserver son foyer privé, havre de paix où Pauline régnait en épouse officielle? Et aurait-il choisi de faire du foyer d’Alphonsine, l’intellectuelle, un lieu d’effervescence, de va et vient constant et d’échange d’idées où la maîtresse de maison participait aux débats? L’une aurait-elle mieux compris ou géré le contexte de ces réunions, souvent imprévues, que l’autre? L’on ne saurait épiloguer de façon objective sur les choix de Lumumba. Néanmoins, nous constatons l’existence de ce qui ressemble à un dilemme entre la mise en pratique de ses idées progressistes dans la nouvelle société congolaise, et le maintien d’un rôle plus traditionnel pour sa propre femme. Le premier aspect concédait à la femme un rôle d’actrice au développement socio-économique et politique, en dehors du foyer familial, alors que le deuxième la préservait des contraintes professionnelles, lui permettant ainsi d’assurer, par son omniprésence à la maison, un équilibre familial.

lum6

Entre deux chaises, une période de transition…

Outre les jugement subjectives sur les choix de vie personnels du leader, il serait prétentieux de notre part, spectateurs d’une époque tellement éloignée des contextes modernes, de critiquer cette nécessité que Lumumba voyait en la co-existence de ces deux catégories de femmes: d’une part, la femme au foyer, pas nécessairement lettrée et veillant à l’équilibre familiale , et d’autre part, la femme bureaucrate, actrice dans la fonction publique ou dans l’arène politique.

Il ne faut pas perdre de vue qu’à cette époque, le Congo se remettait à peine d’une société excluant le matriarcat et répondant au modèle colonial où la femme n’a que très peu de place. Le premier ministre se retrouvait alors prisonnier d’un contexte intermédiaire, à tel point qu’il hésitait à voir un changement brusque s’opérer dans son propre foyer. Et en effet, à cette période où le Congo s’apprête à accueillir les premières femmes universitaires,  la majorité des mamans congolaises sont des femmes au foyer,  généralement non-lettrées et dont les activités professionnelles, lorsqu’elles existent, n’exigent que peu de temps et concernent des négoces privées dans un environnement proche (quartier, village, marché, …).

lum2Dans ce refus de lui offrir des études, ne voyons pas chez Lumumba un manque de considération à l’égard de son épouse ou à l’égard des femmes au foyer. N’oublions pas qu’en 1956, c’est le même Lumumba qui, parmi les fléaux qu’il dénonçait et qu’il accusait d’être des freins à l’émancipation de la femme congolaise,  évoquait l’absence au foyer des époux  pour des raisons professionnelles. Il s’agit là d’une situation qu’il connait dans son propre foyer, pour laquelle il souhaiterait trouver des solutions et qui témoigne de sa sensibilité au sort de la femme et de la famille. Il semble faire un point d’honneur à l’équilibre psychologique de la femme, ce qui n’est pas en marge de ses revendications socio-politiques. Il n’hésite par exemple pas à dénoncer les mariages forcés et l’obligation de l’épouse à vivre dans le foyer parental de son époux, conscient que ces situations perturbent le bien-être mental des femmes, leur vie de couple et l’équilibre des enfants. Là encore, nous y entendons un écho de sa propre vie. En effet, Pauline Opango n’est qu’une toute jeune fille lorsqu’elle quitte son village natal pour rejoindre Patrice. Elle ne le connaissait pas avant leur union en 1951 et était à peine préparée à sa tâche d’épouse. Selon les proches, c´est Patrice lui-même qui lui apprendra à tenir un ménage. Le couple se disputera souvent et sera séparé de corps à multiple reprises. Il y a donc lieu de considérer que Lumumba avait personnellement été témoin de certains aspects douloureux du mariage forcé à travers le cas son épouse.

Des idées à leur concrétisation…

lum5Encouragé par les idées et la volonté des pères du panafricanisme de mettre sur pied des structures favorisant l’émancipation et l’éducation des femmes africaines, Lumumba fonde, dès son retour d’Accra en 1958, l’Union des Femmes Démocratiques du Congo. Et c’est de cette même nécessité de créer une synergie entre les femmes africaines que naîtra un mouvement panafricain au sein de la nouvelle république du Congo: le Mouvement Féminin pour la Solidarité Africaine. Cette structure verra l’entrée en scène d’une autre femme importante dans la vie de Lumumba, la métisse centrafricaine Andrée Blouin, à qui le vice premier ministre Antoine Gizenga confie la direction du mouvement. Le cas de cette dernière, activiste, militante et surtout la plume des discours de plusieurs chefs d’états africains tels que Sekou Touré, nous pousse d’ailleurs à considérer la question de l’instrumentalisation de la femme africaine durant cette période des indépendances. On ne parle que très peu de ces actrices dans l’ombre, et l’on tend à ne retenir d’elles que des prétendues liaisons avec ces acteurs des libérations africaines.

lum8En conclusion, au regard de nos sociétés modernes, il faudrait veiller à ne pas tomber dans les pièges d’une analyse anachronique nous incitant à dénigrer cette importance que l’on pouvait encore accorder à la femme au foyer de l’Afrique des années 50 et 60. Cette époque de transition timide d’une société genrée vers une société revalorisant l’apport sociétal ou politique de la femme aurait en effet pu placer des leaders tels que Lumumba face à de véritables dilemmes. Et s’il faut prendre en compte cette attitude iconoclaste de certains vis à vis des choix de vie du héros, d’aucuns pourraient injustement penser qu’il était misogyne et manquait de sincérité lorsqu’il énonçait ses idées émancipatrices pour les femmes d’Afrique et les femmes congolaises. Or, il serait absurde et malhonnête de renier, à l’endroit de Lumumba, cette fervente volonté d’émanciper la femme congolaise et la femme africaine. Non seulement la mise en place de structures exclusivement pensées pour la femme congolaise restait l’une de ses plus grandes préoccupations, mais le héros national faisait face, dans sa vie privée, à des situations qui réveillaient en lui la nécessité de libérer psychologiquement et socialement la femme africaine. Hélas, le fameux Manifeste de la Nsele, sous le régime de Mobutu, n’aura pas réussi à relever le défi de Lumumba qui était de faire de la femme congolaise une actrice efficace dans la société et la politique congolaise. Et aujourd’hui encore, la récente actualité congolaise faisant foi, la femme de la RDC n’occupe toujours pas cette place prépondérante imaginée par Patrice Emery Lumumba.

Par Natou Pedro Sakombi

(extrait de l’étude sur Patrice Emery Lumumba et la question de la femme, menée par Natou Pedro Sakombi, en vue de la participation à la première table ronde lors du « Lumumba Day », Bruxelles, le 17 janvier 2017, co-organisé par le Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre la discrimination )

https://www.facebook.com/Natou-Pedro-Sakombi-1703163179968105/

Sources:

  • Le Congo, terre d’avenir, est-il menacé?, Patrice Lumumba, Office de Publicité, 1961
  • Lumumba, acteur politique, Jean Omasombo, L’Harmattan, Col. Cahiers africains, 2005
  • Gender and Decolonization in the Congo: The Legacy of Patrice Lumumba, Karen Bouwer, PALGRAVE MACMILLAN, 2010
  • La mission civilisatrice au Congo, Evariste Pini-Pini Nsasay, AfricAvenir/Echange & Dialogue, 2012
  • My country, Africa: Autobiography of the black pasionaria, Andrée Blouin, Praeger, 1983
  • Interview de Guy Lumumba dans le journal « La Conscience » , novembre 2004

 

Le secret des cartes postales à propagande raciste

imagesracistes1

Certains pans de l’histoire semblent avoir cette fâcheuse tendance à se répéter tout en se présentant comme des phénomènes nouveaux. Ainsi, quand l’esclavage aura été soi-disant aboli, ce sont de nouvelles formes d’humiliation et de servitude qui verront subtilement le jour dans divers domaines. C’est le cas dans l’industrie de la carte postale qui connaîtra un essor considérable entre 1870 et 1940, et où l’on assistera à  une prolifération d’images racistes, véhiculant les unes comme les autres des stéréotypes totalement négatifs à l’endroit des Noirs. Les premiers responsables de ces idées négrophobes diffusées à travers les cartes postales sont les expatriés coloniaux basés en Afrique (enseignants, administrateurs, soldats, missionnaires, entrepreneurs, explorateurs et anthropologues). Pour tenter de comprendre pourquoi et comment ces images se propagent en toute légalité à cette époque, tant et si bien que la masse soit parvenue à les accepter dans son quotidien, il est nécessaire de revoir le contexte socio-économique et, in fine, la condition des Noirs du 18ème et du 19ème siècle:

Si la malédiction de Cham dans la bible fut adoptée pour justifier l’esclavage en affirmant que les Noirs étaient nés pour vivre dans la servitude, la science raciale basée sur des théories évolutionnistes et eugéniques (cfr. Darwin,) selon lesquelles les Noirs n’ont pas atteint leur plein développement en tant qu’êtres humains et possèdent donc une faible intelligence, a elle aussi joué une part importante dans cette acceptation.  Aussi, les philosophes des Lumières tels que Locke et Hegel propageaient sans vergogne l’idée selon laquelle le Noir n’avait pas apporté de contribution significative à l’histoire du monde et de l’humanité et ne pouvait qu’être qualifié de sauvage.

On peut dire que la croissance et le développement de l’industrie des cartes postales observés entre 1870 et 1940 ont véritablement jeté les bases modernes de la propagation d’images racistes dans la culture populaire (les journaux, le cinéma et la télévision ont également joué un rôle important). Ce moyen de communication plus qu’efficace deviendra donc un instrument puissant pour agrandir la haine et l’irrespect à l’égard du Noir. Pour mieux cerner le mécanisme, disons que les cartes postales étaient l’équivalent des selfies d’aujourd’hui. Elles constituaient le moyen parfait de diffusion d’idées, de pensées et d’opinions à travers les générations.

Notez que les cartes postales n’étaient pas les seuls supports destinés à ce genre de représentations racistes, il y avait également les journaux, les paquets de cigarettes, les affiches publicitaires, les papiers de correspondance, les annonces, etc… Mais il faut reconnaître que les cartes postales avaient battu tous les records de diffusion.

imagesracistes1Le concept de la carte postale a été développé en Allemagne dans les années 1860, mais il a fallu attendre les années 1870 avec l’introduction de la technologie d’impression et le développement des services postaux pour que les cartes soient à la disposition du grand public. Et si la croissance de cette industrie a été limitée par les réglementations imposées par divers pays sur la taille des cartes et des tarifs postaux, après 1894 aux Etats-Unis et en 1902 au Royaume-Uni, ces restrictions ont fini par être levées. L’industrie était ouverte à toute personne désireuse de démarrer une entreprise et le droit d’utiliser ses propres images ou celles d’artistes photographes lui était alors attribué. En Grande-Bretagne la plupart des cartes étaient imprimées en Allemagne, le coût de la main d’oeuvre étant moins cher pour ce nouveau marché. Toutefois, un certain nombre d’entreprises dominait l’industrie grâce à une haute qualité et une vaste gamme d’images et de produits telles que Valentine & Sons, Raphael Tuck & Sons, les éditions Detroit, etc…

En 1909 , plus de 860 millions de cartes postales étaient distribués chaque semaine par la poste britannique. Et à la fin de la première guerre mondiale, les cartes postales de guerre étaient le moyen de communication de masse le plus répandu, une aubaine pour les papeteries! Mais elles permettaient aussi aux individus de communiquer d’une façon personnelle à leurs amis, leur famille et collègues de travail au niveau local et dans le monde entier (essentiel à une époque où l’usage du téléphone reste rare). Finalement les cartes postales obtiendront le statut de pièces de collection, ce qui poussera bien entendu les éditeurs à en imprimer des millions.

Les thèmes étaient multiples et variés: des photos d’actrices, des scènes de catastrophes ferroviaires, des façades d’églises, des images saintes, des façades d’hôpitaux et scènes de services hospitaliers, des moulins à vent, des dirigeables, de façades de magasins, de la publicité et de la propagande, des images érotiques et parfois obscènes, des topographies, etc…

En ce qui concerne les cartes postales représentant les Noirs, elles dépeignaient souvent les colonies et leurs habitants, ou même encore des Noirs dans les métropoles. On pouvait compter:

  1. des scènes champêtres ou topologiques d’Afrique, des Caraïbes, d’Amérique du Sud (mais aussi des photos de monuments célèbres tels que les pyramides d’Egypte, pour citer un exemple)
  2. des images desociété:  le style de vie des habitants (scènes de rue, du marché,  la cueillette du coton, la pêche, la chasse,la vie de village, etc…)
  3. des scènes de la vie familiale des autochtones: généralement du chef et de sa tribu, des guerriers, des enfants qui jouent, etc…
  4. des scènes de célébration des empires et des colonies: servitude des Noirs, images des missionnaires, des administrateurs coloniaux, des agents des forces armées, des hommes d’affaires en train de donner des ordres, des directives ou posant comme des êtres supérieurs face à leurs sujets noirs, etc…
    5. des images humoristiques d’hommes ou de garçons noirs dans des attitudes oisives (par exemple en train de siester ou de manger des pastèques)
    6. des enfants: un enfant noir ou des enfants noirs et blancs jouant ensemble, mais avec des légendes qui précisent l’identité de l’enfant noir (exemple:  » Jérémie jouant avec un enfant esclave »)
    7. des scènes  d’hygiène: des images d’un enfant blanc utilisant un savon pour frotter un enfant noir avec des légendes faisant référence à la saleté de sa noirceur
    8. des scènes de lynchages: des hommes noirs lynchés ou  battus publiquement, présentées comme des activités sportives banales, avec comme spectateurs des familles blanches
    9. des personnalités sportives ou du show-business  (exemples: photos de Jack Johnson, de Josephine Baker, de Samuel Coolridge Taylor ou des Kaffar Boys)
    10. des images érotiques ou obscènes de femmes noires comme celles de Sarah Bartman.

Certains sociologues occidentaux vous expliqueront que, pour l’époque, ces images sont publiées dans une perspective positive et tout à fait innocente. Elles servent à donner une dimension historique de la vie des communautés noires à travers le monde durant ou après l’esclavage. Et bien évidemment, on se doute que ces images aient fortement influencé la culture populaire dans sa perception des Noirs à l’échelle internationale. Et en réalité, ces cartes postales étaient volontairement et efficacement diffusées à des millions de personnes de race blanche à travers le monde, notamment en Europe où il n’y avait pas ou une faible présence de population noire.

Hélas, le but propagandiste purement raciste est atteint, car on constate que l’intégration et l’institutionnalisation de ces images, de ces pensées, de ces perceptions et de ces valeurs racistes sont encore actuellement reflétées dans les stéréotypes négatifs attribués aux Noirs dans la culture populaire, la science, la médecine, les médias et même dans l’éducation.

Qui aurait pu imaginer que ces images avaient joué un rôle aussi puissant? Déconstruire ces idées suprématistes passent aussi par le fait de s’intéresser à des faits, qui aux premiers abords, paraissent comme anodins… histoire d’y croire.

Par Natou Pedro Sakombi: 

https://www.facebook.com/Natou-Pedro-Sakombi-1703163179968105/

pic2